« Le monde est un beau livre mais il sert peu à qui ne sait lire » (Carlo Goldoni)
« Désormais, son coeur sera partout où règne le savoir, la culture et les livres ; ce ne sont plus les frontières, les fleuves ou les mers, pas plus que la condition, la race ou le rang social, qui divisent le monde ; il ne connaît plus que deux catégories d’individus : en haut, l’artistocratie de la culture et de la pensée ; en bas, l’ignorance et la barbarie. Là où règnent le livre et la parole, eruditio et eloquentia, c’est là qu’est sa patrie » (Stefan Zweig)
Je vais me risquer ici, sous l’égide de ces deux grands auteurs que je cite en incipit, à une analyse personnelle sur le processus de lecture et les ramifications qu’il engendre.
Pour bien resituer ma réflexion, je dirai que je suis une assez grande lectrice, et ce depuis mon enfance ; bien que le temps qui passe, avec tous ses apports technologiques (je suis aussi joueuse de jeux vidéo, je possède un ordinateur fixe, un ordinateur portable et un smartphone) et ses rythmes de vie qui s’accélèrent aient quelque peu entamé le capital/temps que j’accorde à la lecture, je continue à dévorer des livres. Je trouve dans cet exercice une ressource qui m’offre un infini de possibilités ; celle de m’abstraire du temps et du monde courants pour m’octroyer un moment à mon rythme ; celle de me retrouver dans un ailleurs, où la soif de connaître me fait avancer sans retour au travers d’univers inconnus qui nourrissent le mien ; celle d’imaginer, enfin, plutôt que de laisser les images de la réalité (naturelle ou augmentée par le biais des nouvelles technologies) s’imposer à moi sans que je puisse participer à leur création. Bref, lire devient un moment libératoire nécessaire pour moi à l’exercice de ma pensée et de ma créativité.
Savoir lire a été depuis longtemps une conquête sociale, celle de l’éducation, qui a longtemps laissé de côté des pans entiers de la population ; en France, par exemple, il faut attendre Jules Ferry (1832-1893), Ministre de l’éducation nationale sous la IIIe République pour qu’au début des années 1880, l’école devienne obligatoire pour les enfants de 6 à 13 ans. Tout cela étant un lent aboutissement d’un mouvement de démocratisation qui a également touché d’autres aspects, notamment la participation à la vie politique via le vote (1).
Et pourtant, et pourtant… Si l’on estime à moins de 1% de la population française les personnes analphabètes (qui n’ont jamais connu d’apprentissage de la lecture), 7% de cette même population souffre d’illettrisme (personnes qui ont appris à lire mais n’en possèdent pas les rudiments) ; notons que cette proportion se réduit : elle était de 9% en 2004. Ce qui fait deux à trois millions de personnes, quand même…
Si nous nous intéressons maintenant aux personnes qui ne font pas partie des catégories mentionnées ci-dessus, nous constatons quand même une désaffection pour la lecture (même si les statistiques ne sont pas aussi terribles que je le pensais ! 😉 ). Une étude commanditée à l’Institut IPSOS par le Syndicat National de l’Edition en 2014 (2) nous dit que :
– 69% des Français ont lu au moins un livre au format papier au cours des 12 derniers mois (contre 74% en 2011)
– 11% des Français ont lu au moins un livre sous format numérique au cours des 12 derniers mois (contre 8% en 2011)
Si je suis mathématiquement basique, cela signifie que 80% des Français ont lu au moins un livre au cours de l’année passée en 2014, contre 82% en 2011 (3), soit une baisse relative. En fait, il faut ajouter à cela un effet de trompe l’oeil, à savoir que 9 lecteurs sur 10 de livres au format numérique sont également des lecteurs de livres papier. Donc les 2% de baisse sont sûrement plus importants que ce chiffre ne le laisse penser.
Un autre chiffre intéressant dans cette étude est de comparer le pourcentage de lecteurs qui lisent « tous les jours ou presque » : de 45% pour la population entière, ce chiffre passe à 37% pour les 25/34 ans et à 31% pour les 15 à 24 ans.
Les autres données chiffrées vont dans le sens que nous pensions : plus de lecture chez les détenteurs de diplôme de l’enseignement supérieur, chez les urbains de l’Ile-de-France et chez les femmes (et oui et oui !).
Un dernier chiffre à citer, le nombre moyen de livres lus pendant l’année passée qui passe de 16 à 15 entre 2011 et 2014 ; cela n’a l’air de rien, mais nous donne une tendance.
Au-delà des simples statistiques, nous ne pouvons que confirmer cette tendance dans notre vie quotidienne. J’illustrerai par quelques exemples. Les loisirs des enfants, qui de mon temps (4) consistaient à lire, sortir pour de saines activités en plein air et regarder (un peu) la télévision, ont radicalement changé ; pour ma part les enfants et ados que je fréquente aujourd’hui sont tous nantis d’une tablette, d’une play-station et autre ou d’un ordinateur à partir d’un âge à un chiffre ou presque (le smartphone vient peu après) qui font une concurrence fascinante et addictive à d’autres loisirs. J’aurai envie de corréler cette tendance à deux phénomènes de société (« fléaux » si l’on en croit l’opinion publique). Tout d’abord l’absence d’attention (j’ai lu récemment, à vérifier, que l’attention d’un enfant non stimulé ne dépassait pas les 8 secondes ; alors que celle des poissons rouges était de 9 secondes. Je ne sais si c’est vrai, mais cela m’a bien amusé) qui va jusqu’à cette nouvelle pathologie des temps modernes, l’hyper-activité, qui malgré la cause génétique avancée, me semble être bien stimulée par l’époque. Et ensuite, rapprochement plus audacieux, avec l’obésité. Actuellement 14,5% de la population française en est atteinte (contre 8,5% en 2008). Certes, la « malbouffe » y est pour quelque chose, l’augmentation de la consommation de sodas et de sucreries industrielles principalement. Mais quand vous voyez ces enfants et adolescents s’alimenter ainsi tout en augmentant leur sédentarisme autour de ces outils numériques, ne pensez-vous pas qu’il y a conjonction de facteurs ?
Autre indice, pour moi qui suis une voyageuse des transports en commun en Ile-de-France, le remplacement progressif de la lecture par la consultation du smartphone. C’est absolument frappant ! Bien sûr, n’idéalisons pas, bien des gens ne lisaient pas dans le métro, le RER ou le bus avant d’être sauvé de cette inoccupation par un smartphone (ouf !). Mais ils expérimentaient autre chose, la rêverie, l’ennui, des périodes de « vacance » (au sens premier du terme) qui leur permettaient de laisser aller leur imagination, de construire d’autres choses dans leur inconscient, qui les consolidaient sans qu’ils s’en rendent compte. Maintenant, tant de gens rivés sur leurs écrans et souvent pour des loisirs qui n’ont pas grand chose à voir avec la (vraie) lecture : jeux comme « Candy crush », Facebook, envoi et réception de sms… Le vocable de « transport en commun », déjà pas mal écorné depuis longtemps, n’a plus d’autre signification que le transport de corps rétractés sur eux-mêmes et qui font par hasard le même trajet.
Je ne sais si cette tendance en forme de lame de fond est positive ou non ; si d’un côté elle bride le monde imaginaire qui ne demande qu’à se développer en chacun de nous, d’un autre côté elle accélère les choses, nous rendant plus habiles à passer d’un environnement à un autre. Voilà pour donner une illustration de la difficulté à classer une innovation sur une échelle.
Je voudrai quand même souligner un effet, que je pense pour le coup négatif dans cette évolution. Il a trait au langage et à sa maîtrise. Sans aller jusqu’à citer tous les philosophes et penseurs qui ont oeuvré autour de ce concept, comme par exemple Whilhelm Von Humboldt (1767-1835), pour montrer les interactions entre le langage et la pensée, je parlerai de manière simple. Il existe entre le langage et le monde des correspondances très fortes qui font qu’ils se façonnent l’un l’autre. Nous le voyons bien lorsque nous manions une langue étrangère, les résonances entre langage et culture sont incessants (5). Le langage est ce qui permet la compréhension du monde environnant sur un plan matériel (c’est pour moi un premier niveau). Il nous donne ensuite la capacité de décrire nos sentiments et notre inscription dans le monde (deuxième niveau) et enfin, il nous permet de penser de manière abstraite (troisième niveau). Pour donner des exemples concrets : « pain », « table » appartiennent à la première catégorie ; « kiffer », « pleurer », « calculer », « détester », à la deuxième ; « concept », « paradigme », « système », à la troisième.
Or, soyons basiques, pour apprendre des mots, il faut lire pour sortir des abécédaires d’apprentissage en maternelle et des échanges de cour d’école. Et lire des écrits d’un certain niveau. Si je ne doute pas que les livres de Marc Lévy et de Guillaume Musso, les policiers de Harlan Coben et les séries « pour fille » telles que « Girls in the city » (6) soient divertissants et prenants, il n’élèvent pas vraiment le niveau du vocabulaire.
Actuellement, un adulte moyen possède environ 5000 mots pour dire le monde ; les lycéens utiliseraient entre 800 et 1600 mots. Ce nombre peut monter jusqu’à 30 000 pour des adultes cultivés (7). Nous voyons bien ici le fossé qui peut se créer en termes de maîtrise du langage.
Dans ma théorie (que j’assume), le cheminement dans les trois niveaux que j’ai cité ci-dessus est progressif. Nous apprenons d’abord à décrire le monde matériel qui nous entoure. Ensuite nous apprenons les mots nécessaires pour dire nos affects. Et dans un dernier niveau, les mots nous donnent la possibilité de conceptualiser.
Ainsi, si nous mettons en lien le fléchissement de la lecture (en ayant en tête que sont intégrés dans les statistiques citées les ouvrages assez pauvres en terme de vocabulaire que nous avons mentionnés ci-dessus et qui font florès) et le fait que penser est conditionné par la capacité à exprimer sa pensée, nous pouvons nous inquiéter légitimement de la tendance actuelle à la désaffection pour la lecture. Avec quel matériau pourrons-nous penser le monde dans quelques décennies, si la tendance actuelle se poursuit ? Je ne sais.
Opinion tout à fait personnelle, mais mûrement réfléchie, dont je vous fais part ici.
FB
(1) N’oublions pas que la capacité à voter est un droit conquis de haute lutte et assez récent : 1945 si nous incluons les femmes, pour la France ; 1870 pour les hommes. Ne gâchez pas ce droit, que n’ont pas bien des personnes de par le monde : allez voter !
(2) Nous dirons que c’est déjà loin quand nous voyons l’accélération de l’invasion des nouvelles technologies qui grignotent peu à peu notre temps dans ces dernières années ; 63,1 millions de lignes actives en France en 2010, 70,5 millions en 2012… ; le premier téléphone sans fil « de poche » date de fin 1991.
(3) Vous voyez, bien que littéraire, je me sors de structures mathématiques complexes ! 😉
(4) Comme cela j’ai l’air vraiment vieille, et j’aime bien aussi !
(5) Et si l’on ajoute à cela la dimension de l’étymologie, c’est absolument fascinant. Oh, le latin n’est plus enseigné ? Dommage… Encore une réduction de nos potentialités dans ce domaine.
(6) « Editions Harlequin », sortez de ce corps ! Toute une littérature girly, plus fashion (et plus chère, tant qu’on y est) que cette vénérable maison d’édition (depuis 1949), ringardisée depuis, a contribué à lancer. Je dois dire que j’en ai pas mal lu à une époque !
(7) Sûrement ceux que j’entend sur cette extraordinaire radio qu’est France Culture.
J’aime l’idée de ces transports en commun devenus transports collectifs d’individus isolés.
Cela fait froid dans le dos…
C’est un article d’opinion, on peut ne pas être d’accord, bien sûr !
J’opine du chef.