« Je veux montrer comment une famille, un petit groupe d’êtres, se comporte dans une société, en s’épanouissant pour donner naissance à dix, à vingt individus, qui paraissent, au premier coup d’œil, profondément dissemblables, mais que l’analyse montre intimement liés les uns aux autres. L’hérédité a ses lois, comme la pesanteur.
Je tâcherai de trouver et de suivre, en résolvant la double question des tempéraments et des milieux, le fil qui conduit mathématiquement d’un homme à un autre homme. Et quand je tiendrai tous les fils, quand j’aurai entre les mains tout un groupe social, je ferai voir ce groupe à l’œuvre, comme acteur d’une époque historique, je le créerai agissant dans la complexité de ses efforts, j’analyserai à la fois la somme de volonté de chacun de ses membres et la poussée générale de l’ensemble.
Les Rougon-Macquart, le groupe, la famille que je me propose d’étudier, a pour caractéristique le débordement des appétits, le large soulèvement de notre âge, qui se rue aux jouissances. Physiologiquement, ils sont la lente succession des accidents nerveux et sanguins qui se déclarent dans une race, à la suite d’une première lésion organique, et qui déterminent, selon les milieux, chez chacun des individus de cette race, les sentiments, les désirs, les passions, toutes les manifestations humaines, naturelles et instinctives, dont les produits prennent les noms convenus de vertus et de vices. Historiquement, ils partent du peuple, ils s’irradient dans toute la société contemporaine, ils montent à toutes les situations, par cette impulsion essentiellement moderne que reçoivent les basses classes en marche à travers le corps social, et ils racontent ainsi le second empire, à l’aide de leurs drames individuels, du guet-apens du coup d’État à la trahison de Sedan. »
Ce texte, écrit par Emile Zola en préface à « La fortune des Rougon » (1871), premier opus de sa saga familiale « Les Rougon-Macquart » publiée en vingt romans entre 1871 et 1893, pourrait servir d’incipit au livre dont il est question ici. Porté par les théories psychiatriques qui foisonnent à l’époque, depuis que Philippe Pinel (1745-1826), célèbre aliéniste, a établi le statut de malades des aliénés, rendant possible la recherche d’une étiologie des troubles et des moyens de leur cure, l’écrivain veut illustrer dans son oeuvre la théorie du déterminisme social. Soit une famille en deux branches (plus les branches annexes), les Rougon et les Macquart, dont nous allons suivre la généalogie au travers des aventures de ses membres en un cheminement qui nous fait voir différents milieux sociaux, petite bourgeoisie, ouvriers, paysans, prêtres et grands bourgeois. Nous remarquerons bien vite que, si les Rougon ne cessent d’augmenter leur fortune, les Macquart quant à eux ne parviennent qu’à dégringoler dans l’échelle sociale, ou au mieux stagner dans leur dénuement. Aussi caricaturale qu’ait pu être ressentie cette oeuvre, elle reste fascinante par son entêtement à illustrer le marquage génétique (même si le mot est un néologisme ici, il reflète bien pour moi ce que veut montrer l’auteur) et du milieu social sur les individus. Il peint par exemple la déchéance de Gervaise Macquart (« L’assommoir »), dont la fille Anna Coupeau deviendra prostituée de luxe (« Nana« ), les fils Jacques Lantier, conducteur de chemin de fer et meurtrier (« La bête humaine ») et Claude Lantier, artiste raté qui finira par se suicider devant son échec (« L’oeuvre »).
Sans vouloir m’attarder davantage sur cette somme (que j’ai dévorée, au passage), elle se situe pour moi aux prémices du livre dont nous allons parler.
Disons d’abord quelques mots du contexte. En janvier 2011, dans la région de Nantes, une jeune fille de dix-huit ans, Laëtitia Perrais, disparaît sans laisser de trace un soir. Nous allons suivre au long des pages la lente élucidation de ce faits divers réel. Loin de la sécheresse souvent plate d’un documentaire impersonnel, l’auteur va nous conter les à-côtés, en essayant de faire revivre cette jeune vie dans toutes ses dimensions.
Il est des auteurs qui ont un don pour conter la micro-histoire en en tirant des vérités universelles. Je citerai par exemple le passionnant « Retour à Reims » où Didier Eribon, sociologue et philosophe de son état fait retour dans sa région d’origine pour nous livrer une analyse à la fois intime et sociologique de son milieu familial. Et aussi Emmanuel Carrère, qui dans « L’adversaire » (2000) s’est approché en une communion très personnelle de Jean-Claude Romand (1). Et enfin, lu plus récemment, « Sacrifice » (2016) de la romancière américaine Joyce Carol Oates, où elle décrit un faits divers raciste ayant pour centre l’horrible agression d’une adolescente noire de quatorze ans dans une banlieue/ghetto de New-York.
Donnons la parole à l’auteur lui-même, qui s’ouvre clairement sur ses objectifs au début de l’ouvrage.
« De son vivant, Laëtitia Perrais n’a intéressé aucun journaliste, aucun chercheur, aucun homme politique. Pourquoi lui consacrer aujourd’hui un livre? Etrange destin que celui de cette passante fugacement célèbre. Aux yeux du monde, elle est née à l’instant où elle est morte.
Je voudrais montrer qu’un fait divers peut être analysé comme un objet d’histoire. un fait divers n’est jamais un simple « fait », et il n’a rien de « divers ». Au contraire, l’affaire Laëtitia dissimule une profondeur humaine et un certain état de la société : des familles disloquées, des souffrances d’enfant muettes, des jeunes entrés tôt dans la vie active, amis aussi le pays au début du XXIe siècle, la France de la pauvreté, des zones périurbaines, des inégalités sociales. On découvre les rouages de l’enquête, les transformations de l’institution judiciaire, le rôle des médias, le fonctionnement de l’exécutif, sa logique accusatoire comme sa rhétorique compassionnelle. Dans une société en mouvement, le fait divers est un épicentre. »
Il se dégage de ces pages un équilibre presque parfait, entre bienveillance et inquisition, qui porte l’écrivain et lui permet d’éviter tous les chausse-trappes offertes par le sujet. Ce qui aurait pu être soit une charge caricaturale contre le système, soit un objet de pathos irréductible à autre chose qu’aux sentiments de bas étage, se révèle d’une grande finesse et d’une immense humanité.
L’auteur se centre sur Laëtitia, qui reprend vie devant nous, dans toutes ses perfections et ses imperfections, jeune fille banale et extraordinaire à la fois. Au travers des témoignages et rencontres qu’il fait, et par lesquelles il ne se laisse pas emporter (même s’il avoue avoir tissé plusieurs amitiés au travers de son enquête, nous sentons qu’il sait faire la part des choses, restant toujours à la bonne distance), il dessine son portrait presque réel, la fait exister, renversant ainsi le fil classique de ce type de récit.
Car au fur et à mesure qu’elle prend forme humaine, nous ressentons d’autant plus ce qui lui est arrivé. Toute cette violence, cette vie abrupte déferlant sur cette jeune serveuse de dix-huit ans, parents défaillants voire pire, famille d’accueil plus que douteuse et puis au bout du tunnel, cette rencontre avec une mort sordide si prématurée. Toute nouvelle révélation introduite par l’écrivain au fil des pages est comme un coup de poing qui nous assomme et nous avons envie de crier grâce. C’est ici tout le pouvoir de cette littérature de nous mettre en empathie avec Laëtitia, comme si nous la connaissions vraiment et que nous éprouvions les choses avec elle.
Au travers de ce livre, sans jamais lâcher son point de vue qui est de rayonner à partir de Laëtitia (je n’ose la nommer « la victime », de peur de retomber dans les schémas que l’auteur cherche à éviter), Ivan Jablonka nous livre une peinture assez sombre d’une certaine société. Celle des classes populaires, employons cette côte mal taillée pour les définir, des presque exclus, qui ne sont sans ressources, mais tellement fragiles qu’un rien pourrait les faire basculer. Ou de ceux qui ont une aisance matérielle presque suffisante mais ne cessent de se laisser aller à leurs instincts, colère (battre sa femme), sexe (abuser de jeunes filles, violer sa femme), toutes choses d’une grande violence, qui laisse des impacts forts sur les enfants de l’entourage. L’auteur en fait une théorie, pas si étrange que cela, en constatant la reproduction des violences au travers des générations (voir la vie du meurtrier) ou du milieu social (dont il donne une bonne illustration au travers de ce fait divers). Il serait passionnant de pousser plus loin qu’il ne le fait (et déjà c’est un vrai travail d’analyse qu’il nous donne à voir) pour voir quelles sont les causes de toute cette inhumanité. Absence d’éducation ? Manque de culture ? (2), je ne sais.
Devant toutes ces vies si déviantes par rapport à nos standards sociaux (parents, famille d’accueil, meurtrier), qu’ont croisés sur leur route Laëtitia et sa jumelle Jessica, nous constatons ici la faillite des services publics, non parce qu’ils ne font pas leur travail, mais parce qu’ils ne peuvent par essence être adaptés à la situation. Services sociaux, Police, Justice ne font que rajouter aux blessures déjà encaissées. Pour des gens sortis du système et environnés de violence, le rattrapage est presque impossible, malgré toute la bonne volonté de l’Institution publique. Voilà ce que semble nous dire l’écrivain et auquel je n’ai pas de mal à souscrire.
Sans intention d’instrumentaliser ce livre, si beau, je rêve pour notre monde futur, à l’instar de l’auteur (surtout en cette période de pré-Présidentielle), d’un système qui permettrait à tous ces gens de bonne volonté de trouver une place digne dans la société. En espérant que cela ne sera pas qu’une rêverie d’utopiste.
Disons en excipit un mot du style de ce roman. D’un style précis et pourtant ample et beau, il nous prend de la première à la dernière page sans nous lâcher.
C’est un livre magnifique, plein de réflexions à mener.
FB
(1) En 1993, à l’âge de 39 ans, Jean-Claude Romand tue sa femme et ses enfants ; l’enquête montrera un personnage mythomane, passant sa vie à mentir sur sa situation sociale, notamment. L’affaire a fasciné le public pour cette raison.
(2) Je n’entend pas par là la culture classique que connaît le milieu socio-culturel favorisé, mais plus largement, une ouverture sur le monde qui crée une capacité à réfléchir et à s’extraire de soi-même pour juguler ses instincts.
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