Exposition : La peinture américaine des années 1930 (2017)

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Le Musée de l’Orangerie, à Paris, propose des expositions courtes et souvent très intéressantes mettant en scène des artistes ou des époques peu connues.

Ici c’est la peinture américaine qui est à l’honneur, au travers d’une période que nous connaissons à peu près sur les plans social et politique, mais assez peu finalement pour ce qu’elle a produit en forme d’art plastique.

Quelques chefs d’oeuvre ponctuent le parcours, la très célèbre peinture « American Gothic » de Grant Wood (1930), voir plus haut, qui nous montre ce couple de fermiers tristes et sévères posant devant leur maison néo-gothique dans le Midwest, toile presque naïve où nous sentons tout le poids des existences difficiles et pourtant dignes de ceux qui se dédient à la terre. Allez, je vous la remet en grand…

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Notons aussi parmi les peintures qui font écho en nous, des tableaux d’Howard Hopper, notamment « New-York movie » (1939), où pour l’anecdote, c’est la femme de l’artiste qui a posé pour le portrait de l’ouvreuse, et « Gas » (1940) où nous retrouvons toute la luminosité et l’acuité de ce peintre, si habile à saisir l’incommunicabilité et l’isolement de l’être humain dans un environnement silencieux qui le dépasse.

Venue là en pensant voir quelques oeuvres intéressantes, comme celles que je viens de citer, j’ai été captée par ce parcours. Il faut dire que je me méfie toujours des expositions thématiques ; j’ai notamment la plus grande prévention pour celles qui s’intitulent « De… A… », pour prendre un exemple théorique, « De Rembrandt à Rubens, la peinture de l’âge d’or dans les Pays-Bas », où vous allez voir un Rembrandt et un Rubens, le « à » étant composé de toiles plus ou moins intéressantes. Nous ne pouvons pas dire qu’il y a tromperie sur la marchandise, les promesses du titre étant respectées à la lettre… Mais quand même…

Ici, rien de tout cela. Un parcours réfléchi et illustré, qui nous emmène au coeur de la tourmente qu’a été cette époque dans ce pays. Au sortir de la Première Guerre Mondiale, où les Etats-Unis ont affirmé leur domination économique sur le Vieux monde européen qui sombrait dans les soubresauts de ce conflit inhumain, le pays est rattrapé après à peine une décennie d’euphorie par une très violente crise (qu’ils viennent peut-être de revivre en 2008 et années suivantes). Le 24 octobre 1929 (« Black Thursday »), les cours de bourse s’effondrent, après des années de signes avant-coureurs, dans l’immobilier notamment, et entraînent le pays dans une crise sociale qui va durer des années. Le chômage frappe de plein fouet les populations et atteint son climax en 1933, touchant un quart de la population (12 millions de personnes, à rapporter à une société où les femmes ne travaillent pas en nombre comme aujourd’hui). Images de familles usées vivant dans des bidonvilles, dans des voitures, réclamant un travail qui n’existe plus. Ouvriers, fermiers, tous obligés de se déraciner et de se nourrir à la soupe populaire, perdant chaque jour davantage leur dignité (1)

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New-York, octobre 1929, les épargnants prennent d’assaut les banques

Dans cette atmosphère de fin du monde, les distractions prennent d’autant plus d’ampleur. C’est le début de l’âge d’or du cinéma, une période où John Ford, Charlie Chaplin, Frank Capra, les Marx Brothers et d’autres prennent leur envol. Une période où l’on multiplie des divertissements très cruels, comme ces fameux marathons de danse, où des couples dansent des jours, des semaines, des mois, quasiment sans repos pour espérer empocher 500 ou 1000 dollars (2) ; on pourra me parler d’inhumanité dans d’autres occasions conflictuelles, mais je trouve personnellement que nous sommes face à un insoutenable, consenti qui plus est. La société du spectacle dans toute son horreur.

C’est une société, encore jeune et pas très soudée, qui fait face à un cataclysme qui la dépasse. D’où toutes ces tendances foisonnantes en termes de peinture que nous voyons là et qui sont judicieusement  « taxinomées » 😉 dans l’exposition (3).

Car ces artistes, nous le voyons, investiguent dans des directions multiples, comme pour dépeindre en trois dimensions la société dans laquelle ils vivent. Prenant appui sur les différents styles qui parcourent la peinture occidentale (Cubisme, Impressionnisme et Surréalisme principalement), ils cherchent à inventer d’autres voies avec une nette tendance, qui les représente bien, au réalisme sous toutes ses formes, qu’il soit réalisme tout court, hyper-réalisme ou surréalisme : ce que nous voyons là est figuratif, descriptif même dans les oeuvres qui s’aventurent vers l’abstrait. Je dois dire que nous sentons également dans cette peinture un dynamisme et une pulsion tout à fait particulière (que nous sentons également dans le cinéma américain), qui doit s’analyser dans le mouvement, presque de survie, qui a présidé à la création de ce pays, accentué ici par la volonté de sortir d’une crise infernale. En résulte un mode inédit, finalement très cohérent dans son apparent éclatement.

Nous avons, en Europe, distingué certains artistes, parce qu’ils étaient dans le prolongement de ce que nous connaissions (Edward Hopper => Edouard Vuillard, Johannes Vermeer, Jean Siméon Chardin, par exemple). Ici nous allons pouvoir nous ouvrir vers d’autres peintres, accompagnés par cette belle contextualisation historique dont je viens de parler, qui se déroule devant nous en extraits de films et cartons très clairs.

Sans prétendre à vous imposer un parcours flêché de l’exposition, je mettrai en exergue quelques tableaux qui m’ont particulièrement marqués.

Certains artistes cherchent à restituer le monde industriel dans lequel ils vivent. Curieusement absent dans la peinture européenne, à quelques exceptions près (4), il prend une dimension importante aux Etats-Unis, où les peintres représentent usines, travailleurs et syndicalistes, comme un manifeste presque nationaliste pour défendre ce fleuron de l’économie, en des toiles aigües, toutes en lignes droites et angles, comme pour souligner également les difficultés traversées par cette industrie à l’époque.

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Charles Sheeler, American landscape, 1930

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Joe Jones, Roustabouts, 1934

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Alice Neel, Pat Whalen, 1935

Dans la toile ci-dessous, nous pouvons voir l’industrie triomphante, comme un témoignage d’un pays qui a repris le dessus et proclame sa fierté dans les machines et leur pouvoir. Nous sommes en 1939, dix ans après le  début de la crise…

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Charles Sheeler – Suspended power, 1939

Autre thème important, le monde agricole, particulièrement illustré par un peintre que j’ai découvert ici, Grant Wood (1891-1942), auteur du tableau qui fait l’ouverture de l’exposition et qui nous offre également des paysages étonnants, tout en rondeurs rappelant la féminité de la terre nourricière. En contraste fort avec ces figures industrielles dures et métalliques ; comme pour se raccrocher à quelque chose d’immuable ? La terre, ultime point d’ancrage des sociétés déboussolées sur le plan économique (songeons à ce surprenant retour à la terre en Grèce après la crise de 2008, avec ceux, qui partis à la ville pour chercher fortune, se replient dans leurs villages d’origine, où ces Albanais, déracinés pour trouver une vie meilleure au-delà de la frontière grecque, la franchissent dans l’autre sens pour repartir chez eux quand la situation économique se dégrade).

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Young corn, 1931

Autre motif que nous découvrons ici, l’attachement à l’histoire. Dépeindre ce qui a fondé la nation, c’est déjà se rassurer, et la défendre pour éviter qu’elle s’écroule. J’ai sélectionné deux toiles de Grant Wood, ci-dessous. La première nous montre trois femmes d’un certain âge, aristocrates, n’en doutons pas, qui posent devant un épisode célèbre de la fondation des Etats-Unis, George Washington traversant le Delaware ; peinture satirique, sûrement, mais au sujet profondément ancré dans la généalogie qu’essaye de se créer ce jeune pays.

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Grant Wood – Daughters of Revolution, 1932

Un autre tableau renforce cette impression, avec pour sujet la course d’un patriote américain, Paul Revere, qui en 1775 avertit les américains des mouvements de l’armée anglaise tout au long de sa chevauchée, à l’aube de la bataille de Lexington et Concord. Ce haut fait a été repris par le poète Henry Longfellow en 1860 et ce que nous voyons là, empli de mystère et sublimé, nous semble plus proche du poème que du fait réel. C’est bien une mythologie dont cherche à se doter cette nation au travers de différents moyens artistiques (et j’ai d’ailleurs pensé à « L’Illiade » emplie de rappels généalogiques sur les protagonistes de l’histoire, qui tendent à les rattacher à des Dieux de l’Olympe, en un arbre généalogique rêvé et prestigieux). « L’homme de l’avenir est celui qui aura la mémoire la plus longue » disait Friedrich Nietzche au XIXe siècle ; nous en avons ici, je pense une parfaite illustration, ou comment puiser dans son histoire la force de continuer en des heures sombres.

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Grant Wood – The midnight ride of Paul Revere, 1931

D’autres artistes recréent la vie en apparence insouciante de cette société, dont nous avons décrit le côté obscur ci-dessus avec les marathons de danse. Dans les tableaux ci-dessous, des artistes nous dépeignent ces moments de liesse et d’abandon où l’on essaye de tout oublier. Et pourtant, nous ressentons comme une angoisse sourde lorsque nous contemplons ces tableaux ; est-ce l’abandon débridé et sexualisé des oeuvres de Paul Cadmus et Reginald Marsh (regardez les titres des films !)  ou la forme anguleuse et les couleurs criardes ? Le divertissement pascalien n’est pas loin, ou comment oublier la crise économique, la vie à la dérive en s’adonnant au loisir.

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Paul Cadmus – The fleet’s in (1933)

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William H. Johnson – Street life (1939)

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Reginald Marsh – Twenty cent movie (1936)

Mon objet ici n’était pas de vous faire partager une visite exhaustive de l’exposition ; simplement de faire ressortir son côté passionnant qui est de mettre en résonance l’histoire troublée de l’époque et l’art qu’elle produit en effet miroir. Et d’ailleurs, peindre ne serait-il pas en soi un moyen de résister à cette tourmente et de s’en abstraire ?

Une exposition fréquentée par hasard qui m’a ouvert de bien stimulantes perspectives.

FB

(1) Pour la description des conséquences de la crise sur le monde agricole, lire « Les raisins de la colère » de John Steinbeck (1939), adapté en 1940 par John Ford au cinéma avec Henry Fonda dans le rôle-titre.
(2) Je vous renvoie à l’impressionnant livre d’Horace Mac Coy « On achève bien les chevaux »  (1935), adapté en 1970 au cinéma par Sydney Pollack avec Jane Fonda et Michael Sarrazin.
(3) La taxinomie est le processus qui consiste à classer des éléments (au départ des organismes vivants) pour mieux les comprendre ; définition libre qui est de mon cru…
(4) A ma connaissance, peu de peintres européens se sont hasardés à décrire les objets industriels aux XIXe et XXe siècles ; nous pouvons citer Albert Marquet (voir article sur ce blog), certains impressionnistes avec le chemin de fer et les gares, Fernand Léger, et quelques artistes étrangers tels qu’Adolf Von Menzel.