Littératures – Jonathan FRANZEN : Purity (2016)

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Jonathan Franzen est un écrivain américain né en 1959 dans l’Illinois, dont les précédents ouvrages ont fait grand bruit, « Les corrections » en 2001 et « Freedom » en 2010. C’est un auteur qui prend du temps pour construire ses livres, cinq romans et quatre essais à son actif depuis 1988. Et il en faut pour livrer ces opus foisonnants qui dépassent tous les cinq cent pages (près de 750 pour celui dont il est question ici), pour leur donner consistance et cohérence (à l’opposé par exemple du livre « Le chardonneret » de Donna Tartt, qui commence très bien, vous prend et vous entraîne et puis vous laisse en rade à deux cent pages de la fin, l’écrivain ayant déserté son sujet, incapable de finir).

Nous retrouvons ici, avec bonheur, tout ce que nous aimons dans une certaine littérature américaine, dans la tendance de John Irving (1), ces livres qui prennent le temps de nous décrire des protagonistes et leurs interactions avec une sorte d’hyper-réalisme concret qui leur est propre. Non pas que les personnages n’aient pas d’état d’âme, ils en ont au moins autant que dans d’autres parties du monde 😉 , simplement leur description est toujours  très contextualisée, enserrée dans une situation donnée, dans un environnement qui est aussi fouillé en terme de rendu que le mouvement psychologique dont il est question. Ajoutons à cela un sens aigu de ce que j’appellerai la « quotidienneté », cet art de nous livrer des bribes de la vie au jour le jour dans une grande factualité, là où par exemple le même exercice des auteurs français actuels ouvre plutôt sur de la poésie. Cela nous rend les personnages très proches de nous et n’est pas étranger à l’identification que nous avons par rapport à eux, puisque nous pouvons saisir dans ce qui nous est montré autant de cordes de rappel qui nous renvoient à notre existence. Cette aspiration à montrer une certaine réalité vécue explique également d’après moi l’emploi d’une langue précise et juste mais sans affèterie ; il s’agit d’ouvrages bien écrits sans chercher la figure de style à tout prix, même s’ils ne manquent pas d’un certain onirisme à certains moments, créés par la conjonction du sujet et de la forme.

Venons-en à ce roman précis (auquel s’applique bien sûr tout ce que je viens de dire).

Purity, alias « Pip » (2), héroïne éponyme (3) du livre, est une jeune fille embarrassée d’une mère tyrannique, qui vit petitement à Oackland, employée d’un centre d’appels, hébergée dans un squat et sans avenir précis. Jusqu’au jour où, via une jeune femme allemande, Annagret, elle est mise en contact avec Andreas Wolf, hacker de la pointure de Julian Assange, qui vit en Amérique du Sud et cherche à la recruter. Je ne vous en dirai pas plus (mais espère vous avoir appâté avec ce début, brillamment synthétisé, avouez-le !).

Outre l’intelligence de l’auteur à surfer sur les vagues sociétales actuelles (Wikileaks par exemple), je voudrai ici souligner deux caractéristiques de ses oeuvres.

Tout d’abord, sa propension à fouiller, voire fouailler les personnages, à disséquer leurs sentiments ad nauseam ; nous avons un peu l’impression d’être face à une expérience scientifique, dans laquelle, sur la durée, sont mis face à face deux êtres antagonistes et dans laquelle on mesurerait l’évolution jour après jour de leur comportement l’un vis-à-vis de l’autre. Il peut s’agit ici, tour à tour, d’un enfant et son parent, d’un couple, de deux amis. Toutes relations scrutées à la loupe qui finissent presque toutes  par s’auto-détruire dans cette spirale infinie de ressassements intérieurs. Car ce que nous montre ici l’écrivain c’est la difficulté à se situer par rapport à un autre dans des relations susceptibles de tisser un lien engageant lorsque l’on est déjà tellement pris dans ses  difficultés intérieures, qui frisent l’auto-détestation. Car peu importe ici l’apparence, la richesse, la bonne santé, la beauté ne sont que contingences, tout être étant réduit à sa vie intérieure et à son incapacité à se libérer du doute ontologique pour s’aimer suffisamment. En cela, nous pouvons dire qu’il s’agit d’un livre noir (mais tellement brillant), peut-être à l’image du déracinement actuel des idéologies. Je pense que ce n’est pas pour rien que l’ouvrage est traversé d’épisodes historiques comme la Chute du Mur de Berlin ou la naissance des hackers, tous événements indices d’un monde en déroute, qui font écho à ce manque intérieur que nous sentons dans les personnages ; mais ce n’est qu’une interprétation infiniment personnelle.

Autre trait reconnaissable chez le romancier, sa capacité à créer une histoire, avec des épisodes improbables, frisant le déjanté (comme l’enrôlement de Pip dans le Sunlight Project d’Andreas Wolf), mais toujours extrêmement construite, en forme de roman choral, porté ici par Pip, Andreas Wolf, Annagret, la mère de Pip et deux journalistes de Denver, Leila et Tom. Le roman, fait de focalisations successives des différents protagonistes, qui finissent par éclairer le récit dans son ensemble, suit en fait, parfois à notre insu, une ligne magistrale tracée depuis le début. et qui se terminera par un épisode digne d’un roman policier.

C’est vraiment un très bon livre.

FB

(1) Qui m’avait beaucoup intéressée à l’époque avec son ouvrage « Le monde selon Garp » (1980) mais qui s’est ensuite un peu perdu, à mon avis.
(2) Notons qu’il s’agit du pseudonyme du héros du roman « Les grandes espérances » de Charles Dickens (1860), dont le sujet est les aventures de Philip Pirrip (dit « Pip »), orphelin, qui cherche sa voie dans le monde. Le parallèle est à mon avis très clair. Au passage, excellent roman anglais.
(3) Et un mot nouveau de plus pour E., un ! 🙂