« Moi, Daniel Blake ». Ce titre dit déjà tout sur le film que nous allons voir. Un homme debout qui affirme son identité face à une adversité ; car brandir un tel slogan suppose une urgence à dire qui l’on est dans un contexte qui tendrait à nous nier. Il est question ici de l’existence ontologique qui se pose en forme de manifeste.
Ken Loach, cinéaste anglais de 80 ans, n’a cessé depuis l’origine (il a réalisé son premier film en 1971) de se révolter contre le système et pour les gens, avec l’aide de son talent cinématographique qui n’est plus à démontrer. Profondément humaniste, au sens premier du terme, c’est à dire excellant à faire exister des personnages, les relations qu’ils ont entre eux, il nous donne également à voir un cinéma engagé politiquement et socialement, pour nous montrer des gens cabossés, au mieux, ou broyés par le système (il faut dire qu’il a trouvé ici un terrain de prédilection dans l’Angleterre d’après Margaret Tatcher). Parfois ils s’en sortent, mais le plus souvent non ou très mal. En cela, son oeuvre est différente à mon avis de celle de Mike Leigh, cinéaste très similaire par la nationalité et les sujets choisis, (1) chez qui il existe toujours un espoir même ténu.
Daniel Blake, sexagénaire charpentier de son état, vient de faire une attaque cardiaque qui l’oblige à arrêter de travailler. Il demande donc à bénéficier d’allocations d’invalidité le temps de sa convalescence. Las, c’est sous-estimer les rouages administratifs qui vont le mettre dans un cercle vicieux infernal : la commission invalidité ayant statué qu’il pouvait reprendre le travail, alors que ses médecins le lui interdisent, il va être conduit à chercher un travail qu’il ne peut accomplir, pour continuer à percevoir un revenu minimum. Il croise à cette occasion Katie, mère célibataire de deux enfants, sans revenu, qui a été relocalisée dans un logement social à Newcastle (soit à presque 400 kms de Londres, où elle vivait auparavant près de sa famille, autre absurdité du système qui déplace les familles les plus pauvres, comme si elles pouvaient mieux s’en sortir).
De cette rencontre vont naître de très beaux moments de fraternité, une entraide se créant entre ces deux personnes à la dérive et qui essayent de garder leur respectabilité. Car les personnages de Ken Loach sont en général purs et droits, ne sombrant dans la délinquance que quand ils ne peuvent plus faire autrement (cf. le vol à l’étalage de Katie) et nous sommes d’autant plus désolés pour eux de les voir s’abaisser loin de leurs valeurs intrinsèques.
Ce film ne nous parle pas d’ascension sociale rêvée par les protagonistes, ils n’aspirent qu’à avoir une place dans la société, sans se rendre à la banque alimentaire, sans être obligés de vivre sans électricité, ils aspirent à vivre dans la dignité, l’un, qui a travaillé pendant quarante ans sans relâche et demande juste une aide de la société pour passer le moment difficile créé par sa condition de santé, l’autre qui voudrait reprendre ses études mais cherche n’importe quel travail en attendant, qu’elle ne trouve pas… Tout cela dans une dignité qui force notre respect et nous touche en plein coeur. Nous sommes en pleine humanité, personnages dépouillés de leurs oripeaux pour apparaître en pleine lumière comme être humains seulement, cherchant juste le nécessaire. Cela heurte d’ailleurs l’appréhension que nous pouvons avoir de la société, créant un gouffre entre la leur et la nôtre, en faisant apparaître à nos yeux combien peuvent être difficiles des choses qui nous semblent aller de soi : se nourrir (ah, la scène dans la banque alimentaire, tellement poignante), avoir l’électricité, ne pas avoir froid, accéder à internet (2).
Autour de ces tragédies de vie, peu de chaleur humaine, quelques mains tendues qui nous font venir les larmes aux yeux, mais si peu finalement ; isolés dans une sorte de no man’s land en bordure de société, ils ne peuvent compter presque que sur eux-mêmes, démunis entre démunis. Mais en contrepoint à une telle hostilité sociale, les gestes d’amitié ou de tout autre sentiment prennent un relief bouleversant…
Car le cinéaste a un ennemi qu’il essaye de torpiller en plein coeur, le système social anglais. Centres d’appel déshumanisés, processus absurdes, employés sans aucune empathie (à l’exception d’une seule, qui se fera sévèrement recadrer), tous les ingrédients sont réunis pour enfoncer davantage ceux qui sont déjà sous l’eau. Nous comprenons bien ici que commencer à être hors du système de l’emploi est déjà l’abandonner tout à fait, sans merci.
Bien sûr, nous sommes au Royaume-Uni, pays très dur sur le plan social, où l’emploi s’effiloche de plus en plus, jusqu’à créer des emplois tellement précaires que travailler dix heures par jour ne suffit pas pour vivre (l’un des protagonistes parle d’un salaire horaire à 3,79 £ par heure, soit 4,5 €). Pays qui n’est pas non plus très enclin à l’aide des plus démunis du fait de la profonde empreinte laissée par le Protestantisme, où chaque homme doit faire au mieux pour honorer Dieu (je résume, lisez Max Weber, comme conseillé dans un article récent) et où tout chômeur peut être considéré comme un impie, qui ne met pas ses compétences au service de la société.
Certes, ce film est un pamphlet, que d’aucuns pourront considérer comme manichéen, avec d’un côté les « purs » pauvres et victimes, et de l’autre le système dominant. Je répondrai que nous sommes ici dans un cinéma politique, social, qui prend parti et l’assume jusqu’au bout. La déclaration lue par Katie à la fin est un tract, un plaidoyer politique incitant à la révolte contre le système. Et je ne peux être que d’accord.
Notons encore une fois la performance des acteurs comme toujours chez Ken Loach : Dave Johns, one man show en Angleterre, qui sait allier truculence et finesse et Hayley Squires, bouleversante.
Un film tellement fort, qui a mérité la palme d’or de Cannes, merci à la clairvoyance du Jury pour avoir promu ce brûlot social dans notre environnement économique et social qui se durcit de jour en jour.
FB
(1) Cinéaste anglais né en 1943 à qui l’on doit de merveilleux films, dont je distinguerai (filmographie personnelle) « All or nothing » (2002) absolument magnifique ; même si j’ai beaucoup aimé tous les films que j’ai vu de lui.
(2) Les déboires en la matière du personnage principal, renvoyé sans cesse à des sites internet pour faire ses demandes, alors qu’il n’a pas d’ordinateur et ne sais pas s’en servir, me font penser aux panneaux de la Mairie de Paris que j’ai toujours trouvé absurdes et qui recommandaient aux SDF d’appeler un numéro vert…