« La veille, Samuel et Sibylle se sont endormis avec les images des chevaux disparaissant sous les ombelles sauvages et dans les masses de fleurs d’alpage ; les parois des glaciers, des montagnes, les nuages cotonneux, la fatigue dans tout le corps et la nuit sous les étoiles, sur le sommet d’une colline formant un replat idéal pour les deux tentes.
Et puis au réveil, lorsque Sibylle sort de sa tente, une poignée d’hommes se tient debout et la regarde. »
Nous sommes au Kirghizistan, pays des chevaux, où Sibylle, chirurgien à Bordeaux, a décidé d’emmener son fils adolescent Samuel pour essayer de retrouver une autre vie avec lui qui a commencé à déraper sérieusement. Destination a priori improbable que cette grande contrée montagneuse et peuplée de nomades, pour deux Français ; mais Sibylle a décidé de faire une rupture radicale avec sa vie d’avant, vendant son héritage, la maison de famille, et abandonnant son travail auquel elle se vouait corps et âme, pour retrouver son fils.
Né en 1967, Laurent Mauvignier fait partie à mon avis des écrivains français les plus talentueux à l’époque actuelle. On lui doit notamment « Des hommes » (2009), magnifique opus sans concession sur la Guerre d’Algérie, « Dans la foule » (2006) roman choral ayant pour toile de fond le drame du Heysel (1) et le court texte « Ce que j’appelle oubli » (2011) monologue en forme de lamentation sur la mort d’un homme. Romans durs et sans concession, écrits à la première personne dans une langue à la fois belle, précise et dynamique. Il y est souvent question du traumatisme, qu’il soit majeur (la Guerre d’Algérie, le Heysel) ou tragédie intime, et que les protagonistes essayent de surmonter.
Ici l’écrivain nous donne à voir un magnifique portrait de femme, toute en fragilité et écorchures, toute en dureté et épines. Entourée de figures qui ne lui veulent pas que du bien (son ex-mari, son fils), elle est sur le point de lâcher prise, de renoncer à la vraie vie pour ses cigarettes et son alcool, ne s’animant plus que pour son métier. Dans le voyage qu’elle entreprend ici, initiatique s’il en est, elle cherche, sans s’en rendre compte peut-être, à se sauver elle-même en même temps que son fils (ou avant ?).
C’est là qu’intervient le grand art et la sensibilité de l’auteur. De cette histoire qui aurait fait un parfait film hollywoodien du genre « back to Nature », il tire tout à fait autre chose. Le pays n’est pas si aimable qu’il n’y paraît et ce n’est pas un hasard si le livre s’ouvre sur la phrase citée plus haut. Voleurs de chevaux éventuels, nature hostile, nourriture frustre, malgré l’hospitalité apparente de l’endroit, il ne semble pas du tout conforme au dépaysement rêvé d’une escapade au bout du monde. C’est sûrement ce qu’il fallait à ces deux, un univers contre lequel se battre, pour mieux lutter contre leur univers intérieur. Et cela nous donne des morceaux de bravoure absolument superbes, comme le moment où ils s’égarent dans un marais ou la scène de la fin, magnifique. Notons que l’auteur peut ici donner une nouvelle dimension à son talent, dans ces descriptions d’êtres humains confrontés à la Nature, comme s’il trouvait ici un deuxième souffle ouvrant sur une amplitude digne parfois d’une épopée (j’ai pensé pour le passage des marais à William Faulkner et aux pages magnifiques qu’il écrit sur le franchissement d’une rivière dans « Tandis que j’agonise »).
Dans cette confrontation vitale, nous allons découvrir l’histoire de cette femme qui se donne à voir par révélations successives, permettant de comprendre le désarroi dans lequel elle se trouve. Avec une alternance très construite entre souvenirs et vie actuelle, l’auteur donne ainsi un vrai rythme à l’ouvrage, nous avons envie d’en savoir davantage : que va t-il advenir de cette mère qui essaye de sauver son fils et, sans peut-être le savoir, de se sauver elle-même ? Car c’est à une tentative de sauvetage mutuel à laquelle nous assistons. Pour ces êtres cabossés par la vie qui passe, comme nous le sommes tous à des degrés différents.
« Continuer » nous dit l’écrivain, concentrant dans ce titre si beau ce concept si simple et pourtant si difficile, mettre un pied devant l’autre, trouver l’envie d’aller plus loin, pour soi ou pour les autres, peu importe d’où l’on part. Nous avons tous une vie à trouver, ce qui importe c’est de la chercher sans désemparer.
C’est donc un roman d’espoir que nous avons là. D’espoir pour nous autres lecteurs et peut-être aussi pour le romancier, dont nous sentons, au travers des nouveaux territoires qu’il investigue, l’envie de développer son écriture un cran plus loin (mais ce n’est qu’une interprétation personnelle).
A lire absolument. Et avec des mouchoirs !
FB
(1) Affrontements dans le Stade du Heysel à Bruxelles entre Italiens et Anglais, ayant fait près de 40 morts et 500 blessés.