Littératures – Elena FERRANTE : L’amie prodigieuse (2011)

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Voilà un livre intrigant, au centre d’une énigme littéraire. Enfin, ce que l’on pourrait appeler de nos jours une énigme, dans notre époque actuelle qui veut tout savoir, qui cherche la transparence à tout prix. Un auteur qui ne veut pas se dévoiler, qui reste dans le mystère, quoi de plus excitant ? Cette tendance a toujours existé, rappelons-le, nous pouvons même remonter loin, par exemple à François Rabelais, qui au XVIe a écrit certains de ses opus sous l’identité anagrammique d’Alcofribas Nasier ; plus près de nous, Emile Ajar/Romain Gary (1914-1980) s’est taillé une solide réputation littéraire sous ses deux noms. Ici, Elena Ferrante, selon le nom que l’écrivain s’attribue, a choisi de garder l’anonymat depuis son premier roman, écrit en 1992, ce qui contribue sans doute à l’attraction du public pour ses oeuvres.

Voilà pour le contexte d’écriture. Si nous en venons à l’oeuvre proprement dite, il s’agit d’un roman que nous pourrions qualifier de familial, d’initiatique et « d’historico-sociologique ».

Naples, un quartier populaire loin du centre de la ville, loin de la mer, où vit une communauté d’hommes et de femmes modestes, le plus souvent petits artisans. En incipit, une page -qui serait bien utile dans les romans russes 😉 – nous décrit sommairement les familles et leur composition et plante ainsi le décor : nous sommes dans une saga (courte, cependant, moins de 400 pages) où nous allons suivre le quotidien de ces personnages et de leurs interactions fréquentes (les familles étant nombreuses et le quartier très peuplé, s’ensuit sûrement une certaine promiscuité que nous sentons ici). Des histoires d’adultère, de jalousie, d’envie ou de haine entre ceux de la génération des parents, des histoires d’amitié et plus tard d’amour, entre les jeunes, voilà tout ce qui se tisse devant nous, décrivant une carte sentimentale du quartier (au sens premier de « sentiment »).

Au milieu de ce microcosme, la narratrice, Elena, dite Lenu, qui nous raconte son amitié pleine d’ambiguïté pour Raffaela (Lila), faite de déchirements, de bouderies, de rivalités et d’amour absolu. Fillettes devenant peu à peu jeunes femmes au fil des pages, elles constituent l’une pour l’autre, dès leur rencontre, un ancrage et un repère qui leur donne envie de se dépasser pour sortir de leur milieu ambiant, que ce soit en mettant le grappin sur un jeune homme riche ou en réussissant ses études. L’auteur (e ?) dont nous ne saurons pas s’il s’agit d’un récit autobiographique (mais notons que l’héroïne porte le même prénom que le pseudonyme qu’elle s’est choisi), excelle à dresser ces portraits de femmes en devenir, toutes en combats et luttes pour advenir. Lutte contre les parents, lutte contre le milieu social et la vie qui les attend peut-être… Se cherchant souvent et se trouvant parfois, s’adossant l’une à l’autre dans les moments-clé de leurs vies qui commencent,  elles sont l’une pour l’autre une incompréhension magnétique, telle que peut l’être parfois la relation de deux êtres dont les âmes se touchent.

Le roman tire également sa force dans l’aperçu social qu’il donne de Naples, dans une époque que nous pourrions sûrement situer autour des années 1950/1960 (1). Je dis Naples, mais nous pourrions être ailleurs, dans un des quartiers périphériques de n’importe quelle grande ville, peuplé de cordonniers, vendeurs de fruits et légumes, portiers de mairie, toutes professions des protagonistes du livre, vivant en vase clos autour de leurs vies quotidiennes. L’écrivain nous donne des pages superbes sur le sujet et je citerai ici deux moments emblématiques de ce que j’exprime ici. Le premier, quand les deux héroïnes font l’école buissonnière pour essayer d’aller voir la mer, distante de quelque kilomètres mais qu’elles n’ont jamais vue… Immobilité du quartier qui se suffit à lui-même et ignore la beauté de la Baie de Naples toute proche, comme si une invisible barrière sociale empêchait les habitants de faire le court trajet qui les en sépare. Le deuxième, quand nous voyons plusieurs jeunes filles et garçons du même âge se rendre dans le centre de la ville, dans les quartiers chics, où l’héroïne nous décrit toute la distance entre eux et la jeunesse plus riches qui y vit. Toute l’oeuvre est traversée de cela, cette dynamique sociale qui nous montre des trajectoires de réussites locales ou plus importantes et d’échecs aussi. Bien sûr la Mafia est également suggérée ici, au travers des frères Solara, propriétaires d’une voiture qui fait l’admiration du voisinage et prompts à la rixe.

Terminons en signalant qu’il s’agit d’un livre âpre et sucré à la fois, un peu comme le goût de Naples, avec une violence sous-jacente qui empêche toute mièvrerie dans l’histoire qui nous est contée.

Une jolie découverte.

FB

(1) Un indice ? Les jeunes lisent encore à l’époque ! 😉