Allemagne, 1933. Au moment de l’incendie du Reichstag à Berlin, le Baron Joachim Von Essenbeck, doyen d’une riche famille de magnats de l’acier (1) fête son anniversaire en compagnie de sa famille :
- Sophie, la veuve de son fils aîné mort pendant la Première Guerre Mondiale et maîtresse de Friedrich Bruckmann, et son fils Martin
- Konstantin, son deuxième fils, SA et son fils Günther
- son neveu Herbert Thallman qui dirige les aciéries, sa femme Elisabeth et leurs deux petites filles
- Wolf Von Aschenbach, cousin de Joachim, SS
Joachim, qui jusque-là s’est tenu à l’écart du Parti Nazi, annonce ce soir-là sa résolution pour « la continuité et le prestige » de sa maison, de destituer Herbert Thallman, hostile aux Nazis. Va s’ensuivre une histoire familiale faite de bruit et de fureur (nous pouvons légitimement citer Shakespeare ici), en forme de lutte pour la maîtrise des aciéries jonchée de morts, jusqu’à la déchéance finale.
La Comédie Française adapte ici avec le metteur en scène néerlandais Ivo Van Hove le film réalisé par Luchino Visconti en 1969 (2), pièce présentée cette année au Festival d’Avignon. Et c’est plus qu’une réussite, c’est comme un uppercut qui vous cueillerait au creux du plexus, vous laissant étourdi devant tant de fulgurance limpide…
Une fois n’est pas coutume, je commencerai par parler des comédiens. Qui d’autre que cette troupe hors norme, tellement au diapason, pourrait être capable de prendre sa place dans ce monument de violence et de tourmente que leur bâtit le metteur en scène. Les têtes d’affiche sont là, Didier Sandre (Joachim), Denis Podalydès (Konstantin), Guillaume Gallienne (Friedrich), Loïc Corbery (Herbert), Eric Genovese (Wolf) et Elsa Lepoivre (Sophie), tous tellement parfaits que c’est difficile d’en dire autre chose. Et je voudrais remarquer l’excellent Christophe Montenez, impressionnant en Martin, rôle particulièrement difficile à tenir, incarné chez Visconti par l’ambigu Helmut Berger. Cette pièce particulièrement éprouvante pour les acteurs, nous le sentons presque physiquement, est complètement incarnée par eux de bout en bout.
Car nous sommes face à quelque chose de très dur. Un récit fait de passion, d’intrigue, de trahison, de haine et d’ambition démesurées, dans laquelle l’amour ne devient que du sexe. C’est une une histoire de dégénérescence familiale à la manière des Atrides (3) à laquelle nous assistons, coupante comme une tragédie grecque, et où toute la violence démesurée qui va se jouer devant nous est perceptible dès le début. La toile de fond historique amplifie la noirceur de l’histoire, elle lui répond en un écho mortifère et libérateur à la fois ; car quel plus beau creuset pour laisser tous ces instincts se déchaîner que le Nazisme et tout ce qu’il véhicule. Peu à peu les personnages sont balayés, dans leur ordre de pureté, pourrait-on dire ; d’abord Herbert et sa femme, puis Joachim, ensuite Konstantin, écartés par l’arriviste sans pitié, Sophie, qui finira elle aussi par être trahie par son fils Martin qu’elle pensait contrôler. Tout cela sous l’égide d’une quasi-divinité qui surplombe le récit tel un Dieu d’une épopée antique, Wolf Von Aschenbach, le SS. Si nous nous référons au titre allemand du film « Götterdämmerung » (Le crépuscule des dieux), qui fait référence à l’opéra de Richard Wagner, nous sommes bien dans une mythologie qui transcende l’histoire des hommes.
Pour accompagner ce crépuscule, c’est bien le mot, Ivo Van Hove invente une mise en scène de toute beauté. J’ai déjà eu l’occasion sur ce blog de dire ce que je pensais de certaines adaptations théâtrales contemporaines sans aucun sens, avec juste l’ambition de « faire moderne », toutes de vacuité et de non sens. Tout le contraire ici, où une audace fulgurante accompagne le texte et les comédiens qui l’interprètent.
Première invention presque magique du metteur en scène, repousser les limites physiques de l’espace par tous les moyens possibles. Ainsi il installe face à nous un écran où sont projetées les images des acteurs prises en direct par un caméraman pendant qu’ils jouent leur rôle, parfois à l’écart du public. Evitant ici le piège du champ/contre-champ, il introduit une nouvelle dimension, nous voyons des scènes se superposer comme naturellement ; Didier Sandre en gros plan pendant que son petit-fils joue du saxophone, image tellement belle de ce visage vieilli et splendide, ému par la musique. Ce doublement du jeu des acteurs par une caméra qui les poursuit crée une proximité en forme de huis-clos ; les protagonistes ont beau « se cacher » en bord de scène, nous les suivons. Et cela renvoie à une double image, l’unicité de la famille, en même temps éclatée spatialement dans tout l’espace scénique. C’est vraiment magnifique. Le metteur en scène va plus loin, progressivement. Ainsi, lorsque Martin joue à cache-cache avec ses nièces, la caméra le suit dans les coulisses du théâtre. Et plus encore, en une scène hallucinante, lorsque Sophie cherche son fils menacé, nous suivons Elsa Lepoivre dans les méandres de la Comédie Française, couloirs, escaliers et même une incursion dehors, sur la place Colette, pendant que son fils se tord de douleur devant nous sur la scène. C’est une fluidité totale de l’espace, une communication dedans/dehors qui s’installe, comédiens se mêlant au public (j’ai côtoyé Loïc Corbery de très près, étant au premier rang), caméra filmant l’assistance, en une perméabilité rarement vue. Comme pour décentrer l’histoire afin de la rendre universelle.
Dans la même idée de perméabilité, le metteur en scène installe une porosité entre différents genres pour construire une histoire unique. Il s’agit tout d’abord d’un film adapté en pièce de théâtre, où nous est projeté un film, mise en abyme troublante s’il en est… Et se mêle à cela de la musique, du chant, des vidéos, comme pour nous montrer les racines communes de toutes ces disciplines artistiques qui contribuent au même objet.
Autre belle idée, celle de mettre sur la droite de la scène une rangée de cercueils où viennent se coucher, les unes après les autres, les victimes de cette saga impitoyable ; et de les filmer en plan rapproché, pendant qu’ils hurlent leur souffrance et leur douleur muettes (c’est presque insupportable…). Ces images projetées sur l’écran qui se trouve au centre de la scène, créent comme un étouffement qui nous asphyxie comme pour faire écho à la tension du récit.
Nous pourrions en dire davantage, tant le metteur en scène fait preuve de créativité. Notons quand même que le spectacle est ponctué de longues scènes en forme de pièces de bravoure, où le temps s’étire . Ainsi par exemple, l’épisode de la « Nuit des longs couteaux » (assassinat des SA par les SS en juin 1934), au cours de laquelle Konstantin disparaît, qui était une séquence particulièrement frappante dans le film de Visconti. Des hommes qui entonnent des chant militaires avant de sombrer dans une beuverie, nus et triomphants, et de se faire assassiner. Bruno Podalydès est seul en scène avec son ordonnance (?), pendant que l’écran derrière lui nous montre toute une troupe au diapason. Décalage qui permet à toute la violence de l’épisode de nous prendre à la gorge.
Citons également l’épisode final, celui du mariage de Sophie avec Friedrich, où l’héroïne déjà condamnée par son fils est vêtue de goudron et de plumes (je ne vous ferai pas un dessin sur la symbolique de ces deux couleurs, d’ailleurs elle ira directement se coucher dans le dernier des cercueils à la fin de la cérémonie…).
Et enfin, Martin reste seul, personnage sans morale et quelque peu désaxé… Il se dévêt devant nous et, empoignant l’urne qui contient les cendres des victimes de cette histoire, s’en couvre intégralement. Avant de brandir une mitraillette pour tous nous assassiner. Comme un Phoenix mauvais et tout puissant qui nous dirait que rien ne va l’arrêter…
J’avais rarement vu au théâtre quelque chose d’aussi fort, d’aussi cohérent qu’en ce samedi d’octobre. J’y repenserai longtemps.
Merci à la Comédie Française.
FB
(1) Inspirée de la famille Krupp, industriels allemands, qui ont fait fortune au XIXe et XXe siècle, notamment en fournissant l’acier des canons pendant la Première Guerre Mondiale.
(2) Avec Dirk Bogarde, Ingrid Thulin et Helmut Berger.
(3) Famille maudite dans la mythologie grecque, depuis que le fondateur, Atrée, ait fait servir à Thyeste, son frère, ses enfants comme plat au cours d’un repas. De cette famille sont issus les héros de la Guerre de Troie, Mélénas et Agamemnon, qui auront également, eux et leurs enfants, une histoire tragique.