Je ne dirai jamais assez ma gratitude à Pierre, mon libraire, pour m’avoir fait découvrir cet auteur hors du commun, que j’explore peu à peu au gré du temps.
Je ne sais pas si c’est la même chose pour vous, mais certains artistes semblent évoluer dans une dimension différente des autres. J’ai coutume de dire à mes amis que la musique de Gustav Malher est en 3D là où Mozart, Bach et d’autres que j’adore sont en 2D. Et bien pour la littérature c’est pareil, Faulkner nous ouvre à une autre dimension, différente. Par le souffle qu’il insuffle à son récit, par la savante construction savamment déconstruite qu’il instille au gré des pages, par le rythme arythmique qu’il installe, avec des passages lents et focalisés sur un objet et des moments de rupture où les liens entre lieux, personnages et situations se font très vite. C’est un genre de livres qui vous garde toujours sur le qui-vive, comme un guetteur d’indices coulés au creux des phrases. Et vous vous rendez compte à la fin, miracle de l’écriture, que l’histoire était claire et limpide, même s’il vous a fallu la reconstituer au gré de ces pages presque insaisissables. C’est une des choses qui fait la grandeur de cet auteur, d’après moi, la même ambition qu’un Alexandre Dumas, par exemple (que j’adore ; incise : c’est un de ces auteurs dont je garde précieusement un livre non lu, en l’occurrence « Le collier de la reine » pour ne pas me dire que j’aurais tout lu de lui !), mais au rendu plus complexe dans la forme de la narration, d’où mon allégorie sur la 3D.
Au début de ce roman, écrit en 1935 mais qui comprend en puissance tout le passé de cette terre américaine, Lena, une jeune femme voyage, pesamment (elle est enceinte) et à pied depuis l’Alabama jusqu’au Mississipi pour retrouver le père de son futur enfant. Elle finit, à force de questionnement des personnes qu’elle croise, par échouer à Jefferson où travaille un certain Byron Bunch (elle cherche un Lucas Burch, quasi-homonyme). Images saisissantes de cette femme marchant, toute tendue vers son but, humble et décidée, qui traverse ces paysages du sud à l’instar d’une déesse de la fertilité qui s’ignore.
L’histoire se décale ensuite, après la rencontre de Lena et de Byron, pour se centrer sur le personnage qui va occuper la majeure partie du livre, Joe Christmas, collègue mystérieux de Byron à la scierie et dont nous allons connaître la vie ; un peu comme un passage de relais entre Byron et lui, qui laisserait le premier dans l’ombre pour mettre le second en pleine lumière. De même qu’en nous contant l’histoire de Joe Christmas, l’auteur fait apparaître une autre figure importante (et très émouvante) du livre, Joanna Burden, héritière entre deux âges, vivant seule, et farouchement anti-esclavagiste. J’avoue avoir adoré ce personnage, presque rebutant, qui se découvre une vie sentimentale inespérée, dont William Faulkner nous fait un récit sans concession. Nous croiserons également, dans les protagonistes importants, Gail Hightower, pasteur révoqué par la communauté et qui a tenu à rester sur place, donnant prise aux railleries et à la pitié.
Je ne vous raconterai pas plus avant ce long roman (500 pages) dans lequel il faut s’immerger (avec du temps devant soi) pour en saisir toutes les lancinantes nuances. Je voudrai juste faire ressortir ici quelques particularités qui me paraissent emblématiques de l’oeuvre.
Comme je l’ai déjà dit plus haut, le récit se déroule en décentrages successifs quant aux personnages, mais nous pouvons saisir ici une cohérence spatiale, car tout le monde se rencontre, parfois même sans se voir, dans deux lieux, Jefferson et Mottstown, petite ville à quelques kilomètres de la première. La focalisation est là, un ancrage dans un lieu géographique où vont se croiser tant de destinées ; nous avons trouvé notre point de repère dans cette oeuvre foisonnante, ouf ! 😉 Comme un creuset où vont se jouer plusieurs drames qui trouvent leurs fondements dans des épisodes antérieurs, unité de lieu héritée des règles de la Tragédie, impression renforcée par le soulagement que nous sentons quand deux des personnages s’en échappent à la fin pour construire une autre vie ailleurs.
Deuxième antienne propre à Faulkner, la question raciale. Nous sommes dans le Sud des Etats-Unis, encore marqué par la division Sud/Nord sur le sujet de l’esclavage. Magnifique figure inventée par l’auteur pour parler de cela, Joe Christmas, en apparence blanc mais avec du sang noir, donc quelqu’un qui ne peut trouver sa place dans ce monde qui l’entoure et en conçoit une haine (légitime, pourrions-nous dire). D’où sa trajectoire en zig-zag, qui le conduira à une issue fatale, puisqu’il ne peut endosser aucune des deux personnalités raciales qui lui sont échues. Joanna Burden, Blanche qui prend fait et cause pour les Noirs, ne sera pas non plus épargnée. L’auteur a, d’après moi, toujours un discours très ambigu sur le clivage racial dans le Sud des Etats-Unis où il réside ; stigmatisant ici ceux qui frayent avec les esclaves, les « sous-hommes », mais réhabilitant ces derniers dans son ouvrage « De bruit et de fureur ».
C’est également un roman de l’échec, comme si nous étions tous destinés à cela. Je dois quand même faire une exception pour Lena, qui finira par trouver son bonheur, pas celui auquel elle s’attendait, mais un autre. Les autres ne s’en sortent pas, même ceux auxquels nous avions prêté des intentions de survie. L’auteur dresse, au gré des pages, des portraits de gens qui ont été obligés de renoncer à quelque chose, parfois même à la vie. Malmenés dans leur enfance (ah, la figure du père, ici !), mal insérés dans la société, parfois rejetés, ils nous amènent bien loin de l’image de ce pays conquérant et triomphant.
Et puis, parlons du style ! Extraordinaire, capable de se lover dans un dialogue de paysans pour mieux étinceler de toute son ampleur dans une description. Tout cela crée une beauté envoûtante qui ne vous incite pas à lâcher le livre.
Je n’en dirai pas plus, je n’ai pas l’intention de rivaliser avec de vrais exégètes/critiques de l’oeuvre, je voulais juste vous livrer mes impressions sur ce livre que j’ai dégusté avec gourmandise cet été…
A lire (pendant les vacances si possible) !
FB