Théatres – Alexis MICHALIK : Le porteur d’histoire (2011)

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Au Théâtre des Béliers (Paris, 18e), je suis allée voir dimanche dernier une pièce qui tourne en permanence depuis quelques années et qui a reçu le prix Molière du metteur en scène en 2014. Et c’était vraiment très bien.

Au départ, cinq personnages nous font face sur scène, vêtus de la manière la plus neutre, débardeurs blancs et jeans pour hommes et femmes. Quelques portants sur le bord de la scène, où pendent des vêtements, une ardoise au fond, scène presque nue où tout va s’animer pour nous conter une histoire personnelle s’entrelaçant avec l’Histoire, la grande.

Nous sommes dans les Ardennes en 1988, un homme roule en voiture, perdu, cherchant un village où son père a vécu et vient de mourir… En parallèle ce même homme se présente à Alia Ben Mahmoud et sa fille jeanne à Metchta Layadat au fin fond de l’Algérie en 2001, à la recherche de nous ne savons quoi au départ. Va s’ensuivre une trame narrative faite de récits s’ouvrant sur d’autres récits, en forme de tradition orale qui relie différentes époques depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, en autant de petits épisodes vivants et spontanés qui vous prennent et vous emportent. Avec en filigrane une mystérieuse quête, comme une chasse au trésor, mêlant religion, philosophie et littérature. C’est un conte, dans la plus pure tradition du genre, auquel nous assistons, où il est question de résoudre une énigme historique. Traversé par des figures réelles et célèbres, le Comte Jules de Polignac, Premier Ministre sous Charles X, le peintre Eugène Delacroix, l’écrivain Alexandre Dumas qui se confrontent à des personnages fictifs, telle qu’Adélaïde Edmonde de Saxe de Bourville, personnage central, la femme par qui tout arrive.

Notons que cette pièce, ancrée dans l’oralité, conçue d’une manière très originale (improvisations des comédiens à partir de fragments d’histoire fournie par l’auteur, qui décide ensuite de garder certains éléments pour nourrir son fil narratif), rend hommage à l’écrit. Ainsi, Alexandre Dumas, déjà cité, représente une figure importante dans l’oeuvre ; nous pourrions dire qu’il est en quelque sorte un parrain de ce récit qui lui ressemble tellement sous certains aspects (la description d’une aventure, avec des secrets historiques cachés, une tendance à l’épopée avec le souffle associé, des personnages haut en couleur qui ne cachent pas leurs passions humaines…). Autre irruption de l’écrit, cette grande ardoise qui fait le fond de scène, où les comédiens jettent à la volée des mots importants extraits du récit et où l’agencement calculé des lettres fait naître d’autres mots particulièrement signifiants. Reprenant ainsi la tradition historique du passage de l’oral à l’écrit, où les deux se nourrissent et s’alimentent.

Je dois signaler que la pièce s’ouvre sur un monologue absolument magnifique sur l’Histoire, sa relativité, qui m’a particulièrement touchée puisque je suis issue de cette discipline, et que je résiste par à vous livrer ici :

« Nous allons vous raconter une histoire.
Mais auparavant, nous allons nous interroger un instant sur le fait même de raconter une
histoire, sur l’importance qu’on accorde à un récit, et sur les frontières qui séparent la réalité de la fiction.
D’abord qu’est-ce que l’Histoire ? Avec un grand H ?
L’Histoire, c’est notre mémoire commune, notre identité.
C’est ce qui nous définit en tant qu’êtres humains.
Pour nous tous, l’Histoire est concrète, écrite, immuable.
Il y a des dates ou des évènements dont on est parfaitement sûr.
On les a apprises, à l’école, ou dans un livre, et on sait, on en mettrait littéralement sa main à couper, que ces dates sont exactes.
Comme par exemple, Marignan ? 1515.
La prise de la Bastille, 1789.
Christophe Colomb en Amérique, 1492.
Robespierre, Galilée, Ravaillac.
La guerre de cent ans,
La guerre de Crimée,
La guerre d’Algérie…
En Algérie, les Français débarquent en 1830 et repartent en 1962.
132 ans d’occupation.
Et pendant 132 ans, les petits Algériens ont appris à l’école « Nos ancêtres les Gaulois…»
Souvent, presque toujours, le récit du vainqueur est celui que l’on retient. Et dans tout récit historique, il y a, comme son nom l’indique, une part de récit.
Chaque historien, même s’il tâche d’être le plus intègre possible, s’inscrit dans une époque, traversée par des courants de pensée qui sont directement liés aux moyens d’information disponibles.
Chaque historien est avant tout un homme.
L’Histoire ne peut donc pas être absolument objective,
Elle est mouvante, elle évolue, s’estompe et s’enrichit.
Notre identité, notre passé,
Tout ce qui nous définit n’est qu’un récit »

La mise en scène et les comédiens sont complètement en osmose avec la pièce, la première très dépouillée, pour permettre à l’imaginaire de chacun de prendre toute sa place ; les seconds rompus à l’exercice et par conséquent d’une grande fluidité interprètent presque sans rupture les différents protagonistes avec bonheur.

C’est une très jolie découverte que je recommande sans restriction.

FB