Peinture : Paula MODERSOHN-BECKER (1876-1907)

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J’adore l’audace et le sens pédagogique des musées, lorsqu’ils ont pour projet de nous faire découvrir des artistes du temps passé, laissés dans l’ombre par les étoiles filantes que sont ceux que nous qualifions de « grands peintres ». Outre le plaisir de la découverte d’une oeuvre, cela nous permet souvent de retisser les fils de l’histoire de l’art, de jeter des ponts entre ces figures isolées que nous avons extraites de leur temporalité pour en faire des génies au-dessus de la mêlée (1). Mais aussi de découvrir de nouveaux talents méconnus.

Le Musée d’art moderne de la Ville de Paris  nous offre actuellement une exposition passionnante ayant pour sujet Paula Modersohn-Becker (1876-1907), peintre allemande à la courte vie, qui montra tout au long de son existence une détermination sans faille pour réussir à peindre comme elle le souhaitait. Ayant fait un mariage de raison, elle restera l’amie de Rainer Maria Rilke, son semblable dans l’aspiration à la liberté et à l’émancipation du monde.

A l’âge de vingt ans, elle prend le train pour Paris, seule, et nous pourrions lui prêter la fameuse phrase de Rastignac « Paris, à nous deux » (2) quand nous la contemplons dans cet autoportrait où elle pose, hiératique et déterminée. Nous ressentons toute cette volonté à avancer, au travers de cette simple toile.

autoportrait paris

Car c’est cela son moteur, d’aller de l’avant, d’échapper à la petite ville où elle a élu résidence en Allemagne à Worpswede au milieu d’une communauté d’artistes où elle rencontrera son futur mari et son meilleur ami, Rilke. Elle fait là ses armes dans la peinture, autour des thèmes chers aux alter égos qu’elle fréquente, notamment le paysage (voir ci-dessous). Nous sentons déjà, presque physiquement, la force qui se dégage d’elle dans cette toile minimaliste, où le bleu du canal qui s’écoule en eau vive fait comme une déchirure dans le paysage alangui (est-ce une allégorie de sa propre volonté à aller plus loin ? C’est une hypothèse qui fait sens).

canal dans un paysage marecageux

Canal dans un paysage marécageux

A Paris, elle a découvert les Nabis et surtout Cézanne, pour lequel elle a éprouvé un véritable choc ; elle a couru musées et galeries pour s’imprégner des nouvelles tendances. Nous sentons aussi dans ses toiles, d’après moi, l’influence de ces peintres du Nord, tels qu’Edvard Munch (3), dans les couleurs pastel choisies qui créent fraîcheur et irréalité mystérieuse (4) et également dans l’angoisse un peu sourde qui s’en dégage, du fait d’une perspective légèrement déformée (voir ci-dessus).

Nous verrons ces tendances s’épanouir dans les peintures qu’elle a consacrées aux enfants, absolument remarquables.

 

Car elle révolutionne la manière de voir l’enfance ; les modèles sont graves et pensifs, ils posent comme détachés du monde. Et nous avons l’impression que, plus que les corps, elle peint les âmes de ces jeunes vies, que nous voyons au travers de ces regards qui nous interrogent. Rien d’infantile ni d’enfantin ici, nous sommes devant des êtres humains avec leurs pensées profondes en mouvement. Elle entretient avec ce sujet un rapport intense, comme nostalgique, que nous pouvons saisir au travers d’une de ses citations :

Gardez pur le plus intime de vous-même, ce que nous partageons avec les enfants, les oiseaux et les fleurs

Elle peindra, dans cette veine un petit format magnifique qui nous montre un nouveau-né, lui aussi pensif, arrimé au monde par la main de sa mère. C’est une toile que Rainer Maria Rilke, à qui elle l’a donnée, emportera partout avec lui, comme les quelques objets fétiches qui accompagnaient ce poète toujours en mouvement.

enfant et la main de sa mere

Nourrisson avec la main de sa mère

Les femmes sont un des sujets qu’elle va exploiter avec le plus de bonheur d’après moi. Dans la continuité des enfants, jeunes filles et nourrissons que nous venons de voir, elle peint des nativités modernes d’une grande beauté. Corps de femme plantureux et alangui accolé à son nouveau-né à qui elle donne le sein, maternité opulente sans trace d’érotisme, la toile présentée ci-après est une ode à la vie dans toute sa simplicité évidente.

mere a l'enfant

Elle-même entre en jeu dans ce corpus féminin, se représentant en mode étrange, comme si elle voulait se redécouvrir à chaque fois. Car nous nous sentons face à une femme qui se scrute, comme si elle voulait faire surgir l’essence d’elle-même au travers de ses coups de pinceau.

La première des toiles présentées ci-dessus, « Autoportrait à la branche de camélia » rappelle les portraits du Fayoum (5) dans la manière de peindre. Et le regard sérieux et grave avec lequel elle nous regarde nous montre en miroir toute l’introspection à laquelle elle se livre ; profondeur externe répondant à profondeur interne.

La deuxième, « Autoportrait au sixième anniversaire de mariage » mérite que l’on s’y attarde, car il s’agit du premier autoportrait nu réalisé par une femme dans l’histoire de la peinture. Et ce qui est le plus étonnant est que, à l’époque, elle n’était pas encore enceinte (l’oeuvre date de 1906, juste avant sa grossesse, alors qu’elle avait dit à son mari qu’elle ne désirait pas d’enfant ; elle se séparera d’ailleurs de lui avant la naissance). Sans concession, l’artiste représente son corps dans la douceur de l’accomplissement féminin. Peut-on y voir une projection de l’idéal de réalisation d’elle-même qu’elle poursuit sans relâche ?

Toujours est-il que cette femme, si encline à représenter nouveaux-nés et femmes de tous âges, comme si elle cherchait à restituer un condensé de féminité, ne pourra s’accomplir dans la maternité ; le 20 novembre 1907, après avoir donné naissance à une fille, Mathilde, elle meurt d’une embolie pulmonaire à l’âge de 31 ans. Disparue trop tôt, ses rêves brisés retombant autour d’elle comme pour lui faire cortège dans l’au-delà…

Son côté novateur ne sera pas du goût de tout le monde puisque certaines de ses toiles feront partie de l’exposition d’art dégénéré organisée par les Nazis en 1937 à Munich ; mais n’est-ce pas une vraie reconnaissance que d’être exposée, quelque trente ans après sa mort, aux côtés d’artistes si prestigieux que les peintres des mouvements « Die Brücke » et « Die Blaue Reiter » ?

C’est une artiste qui m’a emportée tant par sa vie que par son oeuvre, qui forment un tout indémêlable et fascinant. Que je sois une femme n’est sûrement pas indifférent dans mon ressenti.

Et je vous recommande également ce qu’en dit Marie Darieussecq, qui a largement commenté cette exposition (voir son livre « Etre ici est une splendeur », P.O.L., 2016).

FB

(1) Et je ne résiste pas ici, même si ce n’est pas tout à fait le propos, de vous citer un magnifique poème de Baudelaire :

Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre,
Et mon sein, où chacun s’est meurtri tour à tour,
Est fait pour inspirer au poète un amour
Éternel et muet ainsi que la matière.

Je trône dans l’azur comme un sphinx incompris ;
J’unis un coeur de neige à la blancheur des cygnes ;
Je hais le mouvement qui déplace les lignes,
Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.

Les poètes, devant mes grandes attitudes,
Que j’ai l’air d’emprunter aux plus fiers monuments,
Consumeront leurs jours en d’austères études ;

Car j’ai, pour fasciner ces dociles amants,
De purs miroirs qui font toutes choses plus belles :
Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles !

C’était ma minute poétique !

(2) Personnage d’Honoré De Balzac.
(3) Peintre norvégien (1863-1944) dont je persisterai à prononcer le nom « munch », n’en déplaise à une mode récente qui l’a renommé « munk », ne serait-ce que pour me faire comprendre de moi-même.
(4) Elle utilise pour cela une détrempe de peinture à l’huile mélangée à de l’eau.
(5) Portraits funéraires exécutés en Egypte au 1er siècle après J.C.