Peinture : Albert MARQUET (1875-1947)

Depuis quelques décennies, je ne sais pas si vous l’avez constaté, les commissaires d’exposition exhument des peintres un peu en retrait de ces XIXe et début du XXe siècle, période flamboyante par la richesse des mouvements qui s’y croisent et par le nombre de peintres célèbres qu’ils ont produit (1). Le Petit Palais, endroit magique que j’aime beaucoup, s’est fait une spécialité de ces redécouvertes. Ici c’est le Musée d’art moderne de la Ville de Paris qui nous présente une rétrospective d’Albert Marquet, peintre connu, certes, mais un peu en marge, comme éclipsé par ses contemporains Fauves comme lui, par exemple (2). Né en 1875 à Bordeaux, il est l’élève de Gustave Moreau, comme George Rouault ou Henri Matisse avec lequel il entretiendra des relations d’amitié. C’est un grand voyageur, qui sillonne l’Europe et la France et vivra un moment à Alger.

D’emblée, l’exposition nous présente des toiles majeures de l’artiste, à mon sens (même si je dois dire que tout était de grande tenue) : des nus étonnants par le traitement pictural. Sujet académique, s’il en est, mais détourné ici par le peintre qui en fait des sculptures renvoyées à leur utilisation de modèle (nous ne voyons pas les visages) et non à leur essence humaine de femmes, qu’il arrive pourtant à nous faire saisir dans toute leur sensualité. Nous voyons ici toute l’originalité subtile de sa peinture, très dramatisée par l’utilisation de la lumière, les angles et lignes qui parcourent les toiles et les couleurs très pensées et réfléchies (le deuxième nu est peint d’un camaïeu des teintes qui se déploient, brutes, sur les murs qui l’encadrent, vert et beige/jaune).

nu dit fauve

Nu dit « Fauve »

nu à contre-jour

Nu à contre-jour

Faisant face à ces jeunes femmes dénudées (hasard de l’accrochage ? Ce soldat aura tout au long de l’exposition une assez charmante vision… 😉 ),un portrait hiératique où nous retrouvons les rythmes de couleur et la mise en tension de l’espace (il est légèrement de biais). Ici encore se dégage une idée de sculpture transposée en peinture, les reliefs sont accentués par le fond jaune vibrant, l’impassibilité du personnage qui pose et l’imposant costume où nous le sentons presque engoncé, comme si cela suffisait à le définir (regardez bien : l’homme est assez falot, l’artiste fait plutôt le portrait du vêtement).

sergent coloniale

Le sergent de la coloniale

Albert Marquet réussit dans ces toiles une synthèse de plusieurs tendances de l’époque, pour mieux affirmer sa personnalité. Du Japonisme (3), il hérite les mises en scène décentrées, du Fauvisme il retient l’utilisation de la couleur, des Nabis (4) le goût du détail réaliste ; il prend de l’Impressionnisme, les motifs et surtout ceux qui concernent l’eau.

Avant d’aborder ce vaste sujet liquide, je ne résiste pas au plaisir de vous parler de la peinture ci-dessous, qui est un vrai concentré de toutes les tendances citées ; ainsi pour la tenture du fond, nous pouvons penser aux Nabis, les deux femmes représentées le sont dans la tendance du Japonisme, la représentation des corps fait beaucoup penser à Toulouse-Lautrec, ou Courbet pour la pose, tout cela teinté d’un érotisme très particulier (qu’il reprendra de manière bien plus explicite dans ses dessins).

les 2 amies

Les deux amies

Notons la virtuosité du dessinateur, qui en quelques traits d’encre, arrive à restituer une silhouette, humaine ou non, dans une précision et une acuité qui nous font mieux comprendre ses peintures, dynamiques s’il en est, saisissant les lignes de force du sujet, pour organiser l’espace en silhouettes géométriques emplies de puissance.

dessin voilier

Voilier

Peut-être que le peintre cherche ici à nous restituer toute la tension de l’époque qu’il vit, où, si bien des motifs semblent appartenir à l’intemporel (les nus qui posent, les portraits de soldats…), s’est fait jour une nouvelle dimension industrielle, déjà saisie en partie par les Impressionnistes (peintures de gares et de trains par exemple), qu’il va particulièrement explorer. Il montre ainsi comment ces objets de la modernité s’inscrivent si bien dans le paysage séculaire, jusqu’à en faire partie intégrante, par un jeu des lumières et des couleurs qui mettent tout sur le même plan. Ainsi dans l’exemple ci-dessous, admettez que le vraquier ci-dessous perdrait de sa force s’il n’était intégré dans ce contexte paysagé ; et qu’à l’inverse le paysage serait bien plat sans la puissance du bateau. C’est tout un équilibre qui habite ces peintures, pensé et pesé.

debarquement sable

Débarquement de sable

Nous touchons ici à un motif de prédilection du peintre, l’eau, qui sinue en forme de rivière, chenal, port ou estuaire au travers de bien de ses peintures. Comme s’il y puisait une force particulière, Albert Marquet construit autour du sujet des toiles pleines de beauté, où l’eau répond au ciel pour mieux faire ressortir les objets environnants. Et surtout, il arrive à saisir la personnalité de chaque endroit, verte et légèrement brumeuse à Alger, équilibre solaire printanier au Havre, terreuse et brune à Rotterdam, mercure liquide nimbé d’argent à Naples et lumière dorée découpant le paysage d’une rivière.

Alger douane

Alger, port et douane

le havre

Le Havre

rotterdam

Rotterdam

baie de naples

Baie de Naples

vue rivier

Vue d’une rivière

 Si j’ai été moins conquise par certaines toiles, notamment celles où il assourdit les teintes au prétexte de nous donner à voir brume et brouillard, je dois dire que j’ai vu là quelques chefs d’oeuvre.

A voir et à (re-) découvrir.

FB

(1) Je pense qu’il existe ici un effet trompe l’oeil dans le grand nombre de peintres que nous avons fait accéder à la célébrité, dû à la proximité de ces époques par rapport à nous. En effet, tout dans ces siècles nous semble « tournant », « rupture », « audace » et « révolution ». En fait, si nous survolions l’histoire de manière plus neutre, nous verrions autant de « tournants », « ruptures, « audaces » et « révolutions » dans les siècles antérieurs. Comment qualifier, par exemple, le moment où les artistes ont commencé à s’individualiser et à signer leurs oeuvres, à utiliser la peinture à l’huile (Jan Van Eyck) et à faire entrer la perspective dans leurs tableaux (peinture italienne), tout cela au XVe siècle ? Et nous pourrions citer ici nombre de peintres de siècles anciens que nous appellerions dans notre jargon actuel « d’avant-garde ». Je dirai qu’il en va de même pour toute l’Histoire, et c’est d’ailleurs une des difficultés de l’historien de prendre le recul nécessaire pour porter sur toutes les époques le même regard équitable.
(2) Le Fauvisme est un mouvement pictural français du début du XXe siècle, dont les grands noms sont par exemple André Derain, George Braque ou Henri Matisse, caractérisé notamment par l’emploi de couleurs primaires et franches en grands aplats.
(3) Au XIXe siècle, les Européens découvrent les estampes japonaises, dont ils deviennent friands (Claude Monet en posséda une très belle collection toujours visible, de mémoire, à Giverny). Au-delà de l’insertion un peu littérale de figures japonaises dans leurs toiles, les peintres y adoptent une autre manière d’organiser l’espace, notamment en décentrant le sujet (d’où par exemple des personnages « coupés » de manière étrange).
(4) Un de mes courants de peinture préféré ! Les « prophètes » (traduction du mot Nabi en Hébreu), sont notamment représentés par Pierre Bonnard, Maurice Denis et Edouard Vuillard, mais également par Félix Valloton, que j’adore personnellement (et je ne cite pas les autres membres, que j’apprécie également beaucoup). Peinture indéfinissable, qui en réaction au réalisme, essaye de donner à voir quelque chose de spirituel confinant parfois à la magie.