Littératures – Olivier SABY : Promotion Ubu Roi (2012)

Voilà un livre documentaire à la première personne qui a dû secouer un certain milieu français en cette année 2012, à l’instar d’un sacrilège, avec pour objet l’Ecole nationale d’administration (E.N.A.), institution prestigieuse française s’il en est.

Olivier Saby, élève de cette Ecole, nous conte presque jour après jour, son quotidien en son sein, d’une manière presque clinique, rapportant dialogue et observations factuelles, qu’il agrémente çà et là de ses réflexions propres. C’est d’ailleurs la difficulté principale de son exercice, être dedans et dehors à la fois, donc participer au processus en essayant de prendre la distance nécessaire à l’analyse critique. Deuxième complexité, arriver à factualiser de manière suffisante pour ne pas se laisser simplement submerger par la critique négative. Car, vous l’aurez compris, Olivier Saby est mécontent. Nous percevons bien que nous sommes face à un ouvrage basé sur la déception ; après avoir fait les efforts appropriés pour intégrer l’ENA, l’impétrant se retrouve face à quelque chose qui est loin d’être à la hauteur de ce qu’il attendait.

Déception sur l’enseignement, tout d’abord, dont il souligne la désorganisation et l’inconsistance, tout dans la forme, peu sur le fond, d’après lui.

« Ce premier mois qui précède le départ en stage « Europe » est dévolu aux cours. Ils prennent la forme de tables rondes, de conférences et de travaux dirigés. Dans le grand amphithéâtre Michel Debré de l’ENA, les tables rondes voient se succéder un ensemble d’experts et d’anciens élèves qui interviennent à la volée, sans concertation. Chacun parle pour sa chapelle, comme s’il s’agissait d’animer une fin de dîner. […] L’Ecole ne compte aucun professeur permanent. C’est même un objet de fierté budgétaire. La  plupart des intervenants en cours magistraux et en travaux dirigés sont d’anciens élèves de l’Ecole – souvent les mieux classés. Ils nous communiquent leur matricule en guise de présentation. […] Alors que nous suivons depuis une heure trente un T.D. sur l’ouverture du capital de Gaz de France, nous apprenons de la bouche même de notre intervenant qu’il a découvert le sujet qu’il devait traiter en arrivant dans la salle et qu’il n’y connaît absolument rien… L’ENA l’a appelé hier pour un remplacement au pied levé. Notre expert est quant à lui l’un des plus grands spécialistes française de la grippe aviaire. Un sujet dont nous aurions volontiers entendu parler. […] Vingt jours ont suffi pour vider les salles. Il n’y a souvent plus que trente pour cent des élèves présents, affrontant le vide abyssal de l’enseignement. Commence alors le long décompte des mois qui nous séparent de la fin de la scolarité : vingt-sept… Sur les écrans des ordinateurs, durant les cours, les sites de presse défilent, les jeux de cartes numériques sont battus et rebattus. L’ennui nous ronge. »

Juxtaposition de morceaux choisis (par moi) sur l’enseignement délivré par l’ENA, vu de l’auteur (1). Eclairants sur la pédagogie elle-même, réduite à peu de chose, si l’on en croit Olivier Saby. Mais également sur le primat accordé au « rang » des intervenants : être énarque est une garantie en soi de capacité à transmettre les savoirs, et même plus, de la capacité à transmettre n’importe quel savoir (cf. le témoignage sur le spécialiste de la grippe aviaire).

L’auteur n’est pas plus tendre dans le reste de l’ouvrage, lorsqu’il nous montre dans ses différents stages les énarques à l’oeuvre, conscients de leur valeur, méprisants pour le reste du monde (cf. son stage en Bretagne). Si ce qu’il dit est vrai sur la gestion des ambassades, des préfectures (ou tout du moins de certaines, ne généralisons pas), nous avons du souci à nous faire…

Et cela trouve un écho fort dans notre vie politique et industrielle française, où les énarques démontrent des compétences quasi-surhumaines à passer d’un registre à l’autre sans difficulté. Je citerai ici quelques carrières qui méritent attention dans ce domaine.

Jean-Pierre Jouyet (promotion Voltaire) : Directeur adjoint de cabinet de Lionel Jospin, Directeur du Trésor, Directeur de Barclays France, Secrétaire d’Etat chargé des affaires européennes, Responsable de l’Autorité des marchés financiers, Directeur général de la Caisse des dépôts et consignations, Secrétaire général de la Présidence.
Raymond-Max Aubert (promotion Voltaire) : Secrétaire d’Etat chargé du développement rural, Responsable de la DATAR, Président du conseil d’administration de l’Agence nationale pour le chèque vacances (2), Président du Centre national de développement du sport, Vice-Président du conseil d’administration de la Fondation Veolia Environnement
Henri De Castries (promotion Voltaire) : Inspection des Finances, Direction du Trésor (privatisation d’entreprises puis Responsable du marché des changes et de la balance des paiements) et ensuite Directeur général d’Axa (3)
Louis Gallois (promotion Charles De Gaulle) : Directeur général de l’industrie (Ministère de l’industrie), PDG de la SNECMA, PDG d’Aérospatiale, PDG de la SNCF, puis de nouveau d’EADS, Commissaire général à l’investissement du gouvernement Ayrault, Président du conseil de surveillance de PSA
Denis Olivennes (promotion Michel De Montaigne) : Cour des comptes, Conseiller financier du Ministre de l’Economie puis du Premier Ministre, Directeur général adjoint d’Air France, Président de Numéricable, Président de Canal+ France, Président du Groupe FNAC, Directeur général délégué du Nouvel Observateur, Directeur d’Europe 1,, Président de Lagardère Active
Serge Weinberg (promotion Guernica) : chef de cabinet du Ministre du budget, et puis pêle-mêle, responsabilités dans FR3, Pallas Tourisme, Banque Pallas, Compagnie française de l’Afrique occidentale, Groupe Pinault-La Redoute-Le Printemps, Accor, Schneider Electric, FNAC, Gucci, actuellement Président de SANOFI

Comme nous le voyons – et soyons-en rassurés – une catégorie de sur-hommes (et parfois de sur-femmes, mais plus rarement 😉 ) veille à la fois sur les intérêts politiques et économiques de la nation. Ces êtres hybrides, capables de passer sans difficulté d’une entreprise à l’autre avec un crochet par des responsabilités d’Etat, ne peuvent que nous émerveiller, nous autres pauvres mortels, qui avons parfois de la peine à conserver notre unique CDI dans une entreprise lambda… Je ne pousserai pas plus loin mon ironie que d’aucuns pourraient trouver mal placée, les biographies ci-dessus exposées parlent d’elles-mêmes (4).

Avec ma formation d’historienne, je développerai ici une idée connexe, déjà abordée sur ce blog, mais qui s’impose ici comme une évidence. Nous vivons dans un mythe d’égalité issu de cet acte fondateur qu’est la Révolution française de 1789, censée avoir mis à bas les strates sociales représentées par les paysans/bourgeois/aristocrates de l’Ancien Régime ; je pense que nous sommes ici manipulés dans cette croyance par une historiographie issue du Marxisme et par l’idéal que porte la devise issue de cette époque troublée « Liberté, égalité, fraternité » (5). Car après qu’elle ait tué près de 3000 aristocrates, avec un climax sous la Terreur (1793-1794), Napoléon Ier a reconstitué une nouvelle Noblesse dès 1804 avec ses grades (Prince, Duc, Comte, Baron et Chevalier) se coulant à l’identique de ce qui existait avant 1789, intéressant, non ? D’autres hiérarchies ont surgi, celles de l’argent (pas toujours bien vue dans notre pays catholique, où l’argent rappelle l’usure, en droit fil avec les trente deniers perçus par Judas en échange de la trahison du Christ), et celle des élites politico-administratives. Nous pouvons donc dire que la Révolution française, contrairement à la croyance populaire, a échoué dans son objectif idéal d’effacer les inégalités, nous laissant avec un pays qui perpétue des hiérarchies basées sur l’appartenance à une classe fondée sur l’argent et surtout sur le niveau d’étude.

Créée en 1945, l’Ecole nationale d’administration (qui a pour objet de former des élites, selon l’acception la plus répandue), a mis la touche finale, de mon point de vue, au transfert du pouvoir des classes qui le détenaient antérieurement (Aristocratie). Dominant la société à tel point qu’ils semblent s’en détacher et ne plus la comprendre parfois, les énarques voguent de poste de pouvoir en poste de pouvoir, sans se préoccuper du reste, avons-nous l’impression, ou tout du moins, avec une perception pas toujours juste du monde quand ils s’y intéressent. Et ce n’est qu’évidence, puisque nous sommes face à une « élite » qui vit entre-soi, passant sans problème particulier d’un gouvernement de gauche à un gouvernement de droite, du public au privé, se cooptant sur les postes à enjeux (examinez le devenir de la promotion ENA dite Voltaire (1980), dont est issu l’actuel Président de la République Française et ce sera clair pour vous).

Vous me direz (et vous aurez raison) que ce constat de consanguinité vaut pour bien d’autres groupes sociaux, nous aimons nous trouver en sécurité parmi des gens qui nous ressemblent, réunis autour des mêmes codes et enjeux. Ce ne sont ici après tout que des hommes et femmes comme nous, qui se regroupent par affinités. Pour autant, nous parlons ici de personnes évoluant dans des zones de responsabilité telles que nous pouvons légitimement nous interroger sur les risques encourus si ces gens, tout exceptionnels qu’ils soient, continuent à vivre entre eux. Le premier de ces risques à souligner est celui de la pensée unique : si vous ne vous confrontez qu’à des personnes qui vous ressemblent, comment être différent et créatif ? Quand il s’agit de bandes d’amis lambda, pas de problème ; nous parlons cependant ici de nos élites, celles qui tiennent les pouvoirs politiques et – partiellement – économiques de notre pays et cela interroge davantage. J’ajouterai que de les voir naviguer entre les différents secteurs, d’une entreprise, d’une obédience politique, d’un gouvernement à l’autre renforce l’idée de cette unification des modes de pensée. D’autant plus que, frayant tous dans le même environnement, tributaires les uns des autres pour leur carrière à venir, nous pouvons les envisager peu disposés à se contredire sur le fond. Et là se fait jour le deuxième risque, celui de l’indulgence possible entre personnes qui se connaissent. Je prend un exemple simple : si un de vos amis vous dit quelque chose, vous aurez bien plus tendance à y ajouter foi qu’à la parole d’un inconnu. Et ainsi, si vous êtes placés dans une situation de contrôle par rapport à ce même ami, vous allez avoir tendance à lui faire confiance (moi aussi d’ailleurs), pour éviter une situation très inconfortable.

Je voudrais ici montrer un exemple de ce que j’avance, autour de l’affaire du Crédit lyonnais. Rappelez-vous, en 1992, cette banque qui était une des plus importantes de France, s’est retrouvée en quasi-faillite suite à des opérations de placements plus qu’hasardeuses. Dirigée par Jean-Yves Haberer (ENA promotion Vauban), entreprise d’Etat et dont les comptes sont donc contrôlés par la Direction du Trésor, à la tête de laquelle nous trouvons un autre énarque, Jean-Claude Trichet (promotion Thomas More). Nous pouvons donc nous demander si ces acquaintances n’ont pas joué dans cette affaire. Car comment s’est exercé le contrôle de l’Etat autour des opérations de rachat de la MGM en 1990 (société qui a fait faillite l’année d’après), du financement de l’homme d’affaires Bernard Tapie et de la société SASEA  ? Notons de plus que Jean-Yves Haberer, remercié de son poste en 1993, se voit proposer dans la foulée à la tête du Crédit National, comme si cet homme n’était pas soupçonné d’avoir mené à la quasi-faillite une des plus grandes banques françaises… Effet de corps, je suppose ?

Que l’on me comprenne bien, je n’ai rien de particulier contre les énarques, je crains simplement l’uniformité de réflexion sur le monde ainsi que les collusions que peut engendrer une élite endogamique, d’autant plus si nous avons choisi de vivre dans un monde où elle a tous les leviers.

Grâce soient rendues à ce livre, à lire en décryptant les intentions de l’auteur, mais qui a rejoint des pensées bien plus profondes que je vous livre ici.

FB


(1) Ayant moi-même fait ce que l’on appelle une « Grande Ecole »,  je peux témoigner de la même absence de pédagogie, d’autant plus étonnante que les enseignements dans les classes préparatoires qui précèdent l’entrée dans l’Ecole sont brillants et efficaces. Je me suis retrouvée relativement désenchantée, à l’instar de l’auteur, devant tous ces spécialistes (dans mon Ecole, les matières étaient très techniques) dépourvus partiellement ou totalement de la compétence à transmettre. Comme si l’obtention du concours d’entrée suffisait à la formation.
(2) Encore une Agence nationale que je ne connaissais pas…
(3) Parfait exemple de la perméabilité Etat/entreprises, qui interroge ici d’autant plus vu les responsabilités de la personne concernée sur les entreprises…
(4) Et ne vous privez pas, quelques clics sur internet via notamment wikipédia, et vous pourrez ajouter quelques palmarès à ma liste ; oui je sais, je dévalorise ici mon intense travail de recherche, mais c’est pour la bonne cause !
(5) Je pense surtout ici à la renommée des ouvrages d’Albert Soboul (1914-1982), historien de tendance marxiste, relativement prévalent dans notre imaginaire actuel ; sans négliger ici qu’il existe des interprétations contradictoires à sa vision, cet événement hors du commun dans notre société ayant donné lieu à nombre d’interprétations de tous bords.