Frederick Wiseman, né en 1930, est l’un des documentaristes les plus connus actuellement. Cet Américain n’a eu de cesse, tout au long de sa carrière, que d’explorer la vie quotidienne de ses concitoyens (même s’il s’est hasardé au-delà des frontières américaines quelquefois, en 2009 pour filmer les danseurs de l’Opéra de Paris et en 2014, la National Gallery à Londres). Filmant des lieux bien délimités, presque monolithiques, et les personnes qui les occupent, un hôpital, un asile psychiatrique, un monastère, un champ de courses, une agence de mannequins, un centre d’expérimentation sur animaux, une station de ski, un ghetto noir (…) il dresse par petites touches un portrait en forme de mosaïque de son pays, pour en montrer toute la complexité.
Sa technique est toujours la même : il plante sa caméra dans un lieu et filme ce qui s’y passe, les interactions entre les personnes, leurs conversations, les gens qui passent. Car ses documentaires sont centrés sur les humains, à qui il laisse la parole et l’espace ; pas de voix « off », pas d’apparition de l’auteur, qui semble disparaître au point que tout paraît naturel (personne ne regarde la caméra par exemple) et qu’il obtient des moments d’une grand liberté, dans lesquels il nous plonge littéralement.
A plus de 85 ans, le documentariste a choisi de nous raconter la vie à Jackson Height (dans le quartier du Queens à New-York), endroit cosmopolite s’il en est, peuplé de vagues successives d’immigration, lieu où l’on parle plus de 150 langues et où l’on pratique nombre de religions. Nous allons avec lui à la rencontre de Musulmans (mosquée et école coranique), de Bouddhistes, de Juifs, de Mexicains, de transsexuels, d’homosexuels, de Chrétiens évangéliques, d’Asiatiques, de personnes âgées… Presque tous filmés en forme de communauté avec ses rites et ses formes de pensée ; tous différents, tenant à leur culture et en même temps tendus vers le même idéal américain (témoin la scène où une femme essaye d’apprendre à trois étrangers ce qu’il faut dire en face des services de l’immigration).
J’ai été très frappée par l’aspect décomplexé des personnes qui s’expriment et revendiquent naturellement leur statut ; ainsi cette réunion d’homosexuels d’un certain âge (soixante à soixante-dix ans au bas mot), ou ces transsexuelles / travesties qui militent pour leurs droits. Mais au-delà de ces membres de communauté, chacun semble exister à part entière, tracer son existence quelle que soit son apparence ou son idéologie, sans se soucier du regard des autres. Et je trouve cela très fort, comme affirmation de soi.
Dans la droite ligne de ce qui s’est passé lors de la fondation des Etats-Unis, nous nous trouvons face à des communautés juxtaposées qui essayent de construire un vivre-ensemble ; un peu comme si nous faisions un grand bond en arrière pour retrouver les Italiens, les Irlandais et les autres qui ont fondé New-York (1).
Ce quartier est désormais convoité par des promoteurs, au vu de sa proximité avec Manhattan, et par de grandes enseignes (Gap par exemple) qui souhaitent s’y implanter. Loi économique limpide, les personnes modestes qui habitent le quartier sont sous la menace d’une expulsion. Le multiculturalisme lui aussi est menacé : si Mac Donalds s’implante, qui ira désormais chez le petit mexicain qui vend de la nourriture à emporter ? Embourgeoisement de la zone et uniformité corollaire sont en marche. Peut-être sans le savoir, le cinéaste nous montre ici un exemple de ce que je considère pour ma part comme une vraie tragédie silencieuse et rampante dans notre culture mondiale, à savoir le nivellement des traditions, des artisanats et de la culture par la conquête agressive menée par les grands groupes commerciaux et industriels dans nombre de pays. Bientôt se posera une question cruciale : si vous trouvez vos magasins/restaurants préférés dans les pays du bout du monde, où sera le plaisir de voyager (2) ?
Revenons à ce magnifique documentaire (parfois un peu long dans certaines séquences, j’ai trouvé, trois heures dix en tout, quand même !). Avec sa manière de faire, le cinéaste parvient à capter des moments d’émotion intense qui nous touchent beaucoup. On a parlé de cette mère mexicaine qui raconte l’épopée de sa fille pour franchir la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis, je voudrais quant à moi, vous citer une autre séquence, qui m’a bouleversée, celle où l’on voit cette femme âgée de plus de quatre-vingt dix ans qui explique son ennui devant la vie qu’elle mène, parce que plus personne ne vient lui parler ou à peine ; et elle n’a pas encore décidé si elle veut continuer ou non, c’est cela qu’elle nous dit droit dans les yeux. Et c’est magnifiquement triste.
Encore un sans-faute, merci Monsieur Wiseman.
FB
(1) Cette époque n’est pas si lointaine que cela, puisqu’un des personnages du film se revendique encore Irlandais…
(2) Je n’ai peut-être pas si raison que cela ici, car il est également rassurant de retrouver ses marques (dans les deux sens du terme 😉 ) ailleurs. J’en veux pour preuve le nombre d’Asiatiques qui vont prendre leurs repas à Paris dans des restaurants de leurs pays, ou le soulagement de prendre un petit déjeuner continental dans un hôtel lointain, pour un Occidental…