Voilà un livre hybride, à l’instar de son auteur, comme nous le verrons ci-après. Déclaration d’amour aux produits de haute technologie que sont les motos, biographie qui ne dit pas son nom, essai philosophique sur le travail, thèse de sociologie sur notre monde actuel, il y a tout cela dans cet ouvrage de moins de deux-cent cinquante pages, voire plus. Car le brillant agencement de tous ces genres finit par produire autre chose, de spécial et très original.
Matthew B. Crawford, Américain né en 1965, est un hybride lui aussi ; diplômé de physique et titulaire d’un doctorat en philosophie politique, il a rejoint d’abord comme directeur un « think tank » dans lequel il s’est ennuyé au point de démissionner pour finir par ouvrir un garage de réparation de motos, tout en continuant à penser le monde (il est à l’heure actuelle chercheur à l’Université de Virginie).
La thèse principale qu’il va développer ici est comment en désinvestissant les objets qui nous entourent (compréhension de leur fonctionnement), nous perdons prise sur le monde. Certes nous sommes équipés d’outils de plus en plus performants et sophistiqués, mais dans le même temps, nous devenons de plus en plus incapables de comprendre comment ils marchent et a fortiori de les dépanner, donc de les maîtriser (1). Corollaire à cette idée, une autre, adjacente, qui suppose notre déracinement : si nous n’avons plus d’emprise sur notre univers factuel, peut s’ensuivre un mal-être général, qui nous amène à la question du sens de l’existence. L’auteur insiste notamment sur la frustration que peut engendrer un travail où nous ne voyons rien de concret émerger (il fait référence par exemple à certains emplois dits « de bureau » et leur oppose les métiers manuels, qui permettent un accomplissement, avec le plaisir du travail bien fait).
Autour de ces deux idées phare, d’où émergent nombre de pensées endogènes et brillantes, l’auteur articule un récit passionnant et didactique qui nous donne à réfléchir d’une manière originale sur nous-mêmes et la société qui nous entoure. Je dois dire que j’admire cette capacité des Américains, qui, dans un grand pragmatisme, parviennent à nous entraîner dans de vraies profondeurs, desquelles nous ressortons avec des éclairs de compréhension fulgurants (voir également ce que j’ai écrit sur Timothy Snyder et son livre « Terres de sang » sur l’histoire de l’Europe, nous sommes dans la même veine de pédagogie). Je me permettrai ici une parenthèse sur la différence qui existe, d’après moi, entre les intellectuels français et les intellectuels américains, qui viennent d’une appréhension différente de la culture ; là où les Français (les Européens ? je n’oserai m’avancer davantage faute de connaissance) tendent à se recroqueviller sur la connaissance comme un bastion à défendre contre les « masses », peu partageurs, même s’ils donnent parfois l’impression de l’être (2), les Américains veulent souvent partager leur vision dans un élan altruiste qui nous est étranger.
Disons également que se dégage de ce livre une vitalité et une énergie particulières, comme le souffle d’une vie libre, non enfermée dans des schémas préconçus (imaginerions-nous en France un boulanger, par exemple, qui se mêlerait de philosophie ? Je pense que non, cela dérangerait trop nos modes de perception du monde…).
J’ai trouvé l’ouvrage passionnant, facile à lire et à la fois empli d’une sagesse qui me va droit au coeur (ou à l’esprit ?). J’ai adoré notamment les passages sur les motos, où l’on voit un homme passionné à l’ouvrage, tendu vers la résolution de problèmes techniques concrets
A lire, absolument.
FB
(1) Ainsi en va t-il par exemple des ordinateurs : la machine dite fixe, à unité centrale séparée de l’écran, qui permet de changer les composants un à un, pour des prix très compétitifs, ce qui permet notamment d’avoir en permanence un ordinateur technologiquement à jour, est remplacée peu à peu par des portables où il est difficile, voire impossible d’aller scruter ou modifier l’intérieur. Cette tendance vaut pour tous les objets techniques de notre environnement, voitures, téléphones, électro-ménager, etc. Tout devient mystère et problèmes non résolus.
(2) Ayant eu la chance de faire une grande école littéraire, je me rend compte de l’ostracisme ambiant qui tend à soi-disant faire profiter de la culture classique le « peuple », tout en lui retirant les moyens d’y accéder. Ainsi, je citerai la Bibliothèque nationale, ouverte soi-disant à tous, et auprès de laquelle il faut montrer patte blanche (recherche en cours, recommandation d’un membre de l’élite intellectuelle) pour y accéder. Dans la même veine, ces expositions ouvertes au public de tout bord, qui larguent la majorité des visiteurs dès la première salle avec leurs cartons abscons ou faisant référence à des faits/pensées maîtrisés uniquement par l’élite ; pédagogie/didactisme, ah que vous êtes loin ! Et enfin, cet Opéra Bastille/Garnier, dit « populaire » où pour entendre et voir des opéras pour des prix pouvant atteindre 250 € (certes vous pouvez payer votre place 5€ mais sans le son et sans l’image). C’est une interrogation de fond que je pose ici : les élites intellectuelles qui ont le pouvoir dans notre pays, quel que soit leur rang, ont-elles vraiment envie de transmettre quelque chose aux autres dans le domaine de la culture ? Nous pouvons parfois en douter…
Et Rue2Provence toujours carbure ! 🙂