Inclassables : Pour combattre quelques idées reçues sur l’énergie (surtout nucléaire) – 2016

Après avoir entendu nombre de propos plus ou moins vrais (ou faux, tout dépend de l’angle de vue 😉 ) sur le sujet de la production d’électricité en France, surtout en ces temps de débat autour de l’application de la Loi de transition énergétique,  je voudrais, en semi-béotienne (je ne suis pas ingénieur) apporter ma pierre à l’édifice du débat. Travaillant en grande proximité avec le sujet, et après une discussion amicale qui m’a montré le faible niveau de connaissance des personnes qui ne sont pas directement impliquées dans le domaine, il me semble important de remettre en perspective certains éléments.

1. Plus une centrale nucléaire est ancienne, moins elle est fiable
Voilà un propos développé au départ par les écologistes et intégré dans le programme présidentiel de François Hollande, matérialisé par le projet de fermeture de la centrale de Fessenheim, resté pendant depuis… C’est effectivement la première centrale nucléaire du palier 900 MW (je reviendrai sur cette question) mise en service en 1978 et donc, en appliquant l’adage « plus un outil technologique est vieux, moins il est fiable », il paraît logique de la fermer en premier, si nous commençons à réduire la part de production nucléaire dans la production d’électricité en France. Ce raisonnement s’avère, à l’épreuve bien simpliste : tout se passe comme si nous extrapolions notre expérience domestique sur un outil industriel sophistiqué (un peu comme s’il s’agissait d’une pièce d’électro-ménager : effectivement, si votre machine à laver a trente ans, vous pouvez légitimement vous poser la question de son renouvellement…). C’est faire fi de la structure du parc nucléaire français. En effet, les centrales ont été construites sur le même modèle, qui comprend trois variantes (sans compter la nouvelle génération d’EPR), appelées « paliers ». Ainsi, toutes les centrales du palier dit 900 MW CPO/CPY (Fessenheim, Dampierre-en-Burly, Gravelines, Chinon, Saint-Laurent-des-Eaux, Blayais, Bugey, Cruas-Meysse et Fessenheim) sont rigoureusement les mêmes et si, d’aventure, une modification est effectuée sur une des centrales, elle est réalisée sur toutes les centrales du palier. Il en va de même pour les paliers 1300 MW P4 ou P’4 (Flamanville, Paluel, Penly, Nogent-sur-Seine, Belleville-sur-Loire, Cattenom, Golfech et Saint-Alban) et 1450 MW, N4 (Civaux et Chooz). Cette gestion en série permet d’avoir un retour d’expérience étoffé sur le fonctionnement et de mieux prévenir les corrosions ou les dysfonctionnements. Par ailleurs, à la différence de ce qui se passe pour le frigo de Madame Michu, qui vit sa vie sans révision particulière, l’Autorité de sûreté nucléaire (A.S.N.), organisme indépendant, diligente près de 400 inspections par an sur le parc nucléaire, sous différents aspects, techniques, bien sûr, mais aussi humains (sur les compétences, la formation ou la gestion du personnel). Tous les dix ans a lieu de plus dans chaque centrale une visite décennale d’une durée de plus de trois mois, durant laquelle sont effectués des tests « de fond », l’A.S.N. se réservant d’émettre un avis favorable au redémarrage, ou de demander des évolutions techniques pour l’autoriser (à noter, ironie du sort, que EDF a ainsi réalisé de coûteux travaux à Fessenheim en 2011 à la suite de la troisième visite décennale, alors qu’il était clairement posé qu’elle serait fermée rapidement, soit 80 millions d’euros d’investissements, auxquels il faut rajouter les 645 milions déjà investis depuis 2006 dans la centrale…).
Pour pouvoir continuer à exploiter ses outils de production nucléaire, EDF consacre chaque année des sommes non négligeables à l’amélioration de la sûreté (55 milliards d’euros prévus entre 2012 et 2025 dans le programme dit « Grand Carénage », qui vise à remplacer les gros composants des centrales) ; nous ne pouvons pas affirmer que l’exploitation de l’énergie nucléaire est sans danger, certes, mais les moyens employés sont à la mesure du risque.

2. Les énergies renouvelables peuvent facilement prendre le relais du nucléaire
Deux problèmes restent à régler si l’on veut que cette affirmation soit vraie. En premier lieu la capacité de production.

En effet, là où les 58 tranches nucléaires françaises produisent autour de 400 à 420 TWh (1), une éolienne produit environ 0,005 TWh (0,017 TWh si nous parlons d’éoliennes off-shore) et une installation solaire classique chez un particulier 0,0000014 TWh.

Quand on sait que la consommation globale française d’électricité avoisine les 490 TWh (2), l’équation est simple :

  • 750 éoliennes pour remplacer un réacteur nucléaire, ce qui fait, pour 58 réacteurs, la bagatelle de plus de 43 000 éoliennes à implanter dans le paysage français ; et encore, pas n’importe où, il faut qu’il y ait du vent. Ajoutons à cela qu’il faut espacer les éoliennes entre elles, ce qui nous donne à peu près 6 éoliennes par km², sachant que la France compte à peu près 650 000 km², je vous laisse faire le calcul… Et n’oubliez pas, si vous êtes pointus, d’exclure les villes ! Ainsi que votre « chez vous » s’il n’est pas en ville, sauf si vous adorez ces objets verticaux et que vous êtes prêts à les assumer dans votre voisinage (3)
  • Si l’on mesure en nombre d’éoliennes « offshore », dont la production est plus importante, nous tournons quand même autour de 25 000 pièces (4)
  • quant au solaire, il faudrait plus de 3,5 millions d’installations de particuliers pour couvrir la consommation du pays
  • sans compter que la fragmentation de la production induit de vrais risques sur l’alimentation d’ensemble : en effet, il existe un organisme de régulation interne à EDF qui, au vu des consommations projetées en temps réel, ajuste la production française et les échanges avec les autres pays ; si toute la production est décentralisée, comment faire pour harmoniser les flux d’énergie ? Car cela revient à mettre en ordre de bataille autant de producteurs particuliers, et, si je peux passer à un côté très concret des choses, les joindre sur leurs portables pour leur demander de cesser de faire fonctionner leur éolienne ou leur panneau solaire (ou le contraire) pour réguler les flux d’ensemble. Vous voyez le tableau ? (5).

Bref, il faut développer les énergies renouvelables, bien sûr, mais en gardant à l’esprit qu’elles sont loin de faire la maille par rapport à la consommation. Il faut également retenir qu’avec le développement des nouvelles technologies, qui nous a déjà apporté ordinateur individuel et smartphone, nous sommes loin d’une décroissance de la consommation ; pensons seulement à tous les usages domotiques qui se profilent à l’horizon. Les ampoules basse consommation et autres vecteurs d’économie d’énergie ne seront vraisemblablement pas à la hauteur pour juguler cette tendance.

Car sommes-nous prêts à faire un effort dans ce domaine ? A recharger notre smartphone, notre Ipad, notre liseuse un jour sur deux, à nous passer de climatisation, à éteindre nos ordinateurs lorsque nous ne les utilisons pas ? C’est ainsi que nous pourrions envisager de remplacer le parc nucléaire par des énergies renouvelables.

Autre question à se poser, celle de l’empreinte carbone et de la pollution. Pour calculer honnêtement le degré de pollution d’un outil de production énergétique, il faut prendre tout en compte, de la construction au recyclage (par exemple, pour un barrage hydraulique, il faut intégrer la consommation des camions et pelleteuses qui ont dégagé le site, la pollution générée par le coulage du béton et la construction des armatures métallique, l’entretien de l’ouvrage après mise en service, et le démantèlement après fermeture). Pour le nucléaire, s’ajoute la pollution générée par le recyclage des déchets radioactifs ; pour le thermique, la production intensive de CO² en fonctionnement (combustion du charbon, du gaz ou du fioul). Mais saviez-vous que les panneaux photovoltaïques contiennent du silicium, une terre rare polluante qu’il faudra recycler à long terme ? Nous gardons, à mon avis, une image binaire et stéréotypée en tête, qui tend à opposer d’un côté le vent, le soleil et l’eau, comme autant de puissances naturelles bénéfiques, à l’atome, dangereux et suspect. Il faut sortir de cette dichotomie primaire, pour aller voir réellement derrière les apparences ; et si les chiffres que je cite ici sont erronés (car il existe sûrement plusieurs manières de voir les choses et de calculer), j’assume comme vraie la tendance que j’explicite ici.

Et je ne parlerai même pas de la production thermique. Quelques chiffres suffisent pour montrer la pollution qu’elle engendre au jour le jour. En France, l’émission de CO² dû à la production énergétique est de 387 millions de tonnes par an en 2013 ; en Allemagne, pays qui a fait le choix d’abandonner le nucléaire après la catastrophe de Fukushima pour se recentrer sur le thermique, nous en sommes à 855 millions de tonnes par an (6). Sans vouloir faire l’apologie du nucléaire, nous sentons bien ici que nous sommes dans le registre de l’apparence et qu’il faut aller voir au-delà : d’un côté l’énergie nucléaire, comme outil ne dégageant que peu de pollution immédiate (7) mais focalisant une image de risque, non dénué de vérité (Three Miles Island, Tchernobyl, Fukushima), certes, mais maîtrisé en France et de l’autre des outils de production idéalisés, qu’il faut aller « challenger » davantage, il me semble.

Il faut également envisager la question du coût de l’électricité. En Europe, la France est le pays où elle est la moins chère. En 2013, le prix payé par un ménage français pour sa consommation électrique annuelle était en moyenne de 147 € / MWh, contre 199 €/MWh en Europe, avec des pointes à 292 €/MWh en Allemagne. Il est avéré que la production nucléaire est la plus économique, actuellement, ce qui permet aux Français de payer bien moins que leurs compatriotes européens. Sommes-nous prêts à voir notre facture augmenter dans de fortes proportions ? Si vous dites oui, allons-y pour le remplacement du parc nucléaire par des énergies renouvelables, pas de problème.

Vous l’aurez, j’espère, compris, cet article ne vise qu’à vous proposer d’aller voir au-delà des apparences, d’enquêter de votre propre chef sur cette question si brûlante, qui donne lieu, vu de moi qui m’y connais un peu, à pas mal de contresens ou de vérités assénées sans vérification préalable. Nous noterons par exemple la mise en exergue de la centrale de Fessenheim, très fallacieuse mais qui arrange tout le monde.

C’est un objet de société, c’est notre avenir énergétique dont il est question ici, donc au-delà des idées toutes faites sur le sujet, allez votre voie, investiguez et faites-vous une opinion.

Avec tous mes encouragements.

FB

(1) Quelques éclairages (c’est le cas de le dire) sur les mesures de la production électrique :

  • 1 mégawatt-heure (MW⋅h) = 1 000 kW⋅h = 1 000 000 W⋅h
  • 1 gigawatt-heure (GW⋅h) = 1 000 MW⋅h = 1 000 000 kW⋅h = 1 000 000 000 W⋅h
  • 1 térawatt-heure (TW⋅h) = 1 000 GW⋅h = 1 000 000 MW⋅h = 1 000 000 000 kW⋅h = 1 000 000 000 000 W⋅h

(2) Saviez-vous que l’augmentation de la consommation en France ces dernières années est due principalement à l’augmentation des appareils de chauffage/climatisation et d’appareillage numérique ? Réfléchissez au nombre d’appareils numériques que vous possédez dans votre foyer et à quelle fréquence vous les rechargez…
(3) Les chiffres sont extraits du site éthicologie.org.
(4) Actuellement, le parc le plus important en construction est celui de « London Array » en Angleterre, soit 340 éoliennes pour un rendement d’un peu plus de 3 TWh.
(5) C’est le même enjeu pour l’agriculture : la seule chose qui permet de se préserver des famines est d’organiser des échanges entre régions/pays pour contrer les mauvaises récoltes. Plus les régions sont enclavées (amis locavores, prenez-en de la graine si je puis dire), plus elles risquent une famine.
(6) Saviez-vous que l’Allemagne, ce pays qui a dit non au nucléaire sur la scène médiatique, est partie prenante à plus de 17% dans la centrale nucléaire de Fessenheim, qui l’alimente à cette hauteur ? Intéressant, non ?
(7) Il faut arrêter de penser que les panaches de fumée blanche qui s’échappent des centrales nucléaires sont toxiques : il ne s’agit que de vapeur d’eau…