Littératures – Margaret ATWOOD : La servante écarlate (1985)

servante écarlate

Dans un futur proche (ou lointain, cela n’a pas d’importance), une femme nous raconte, à la première personne, sa vie contrainte. Nous allons découvrir, au travers de son récit, un monde bouleversé par l’instauration d’une dictature religieuse, Gilead, qui a classé les femmes en catégories, celles qui peuvent enfanter, les servantes écarlates, celles qui détiennent le pouvoir, les épouses, celles qui font les travaux domestiques, les Marthas et les autres, qui, improductives, sont déportées dans des territoires pour des basses oeuvres.

Defred (1), l’héroïne a vécu le monde d’avant et son récit est émaillé de souvenirs d’une vie « normale » avec mari et petite fille, en alternance avec la description minutieuse de ce qu’elle vit au moment présent. Le premier atout du livre réside ici, dans l’équilibre parfait de la narration, vivante et rythmée, qui nous emmène et nous entraîne (personnellement, j’ai eu du mal à le lâcher chaque soir et les 500 pages n’ont pas passé la semaine), en évitant un double écueil : celui du récit à la première personne, qui peut s’avérer trop autocentré, dans une certaine sécheresse narrative ; et celui de l’aller-retour entre passé et présent, qui peut ressembler à un procédé, surtout s’il est systématisé comme ici. Rien de tel dans cet ouvrage, l’auteur faisant peu à peu monter la tension au fur et à mesure que se dévoilent à nous, dans une ascension parallèle, les faits passés et ceux d’aujourd’hui, les uns éclairant les autres en un va-et-vient fort bien mené.

Deuxième niveau de lecture, au-delà de cette histoire personnelle prenante, la démonstration féministe qu’elle comporte. Il n’est ici quasiment question que du statut des femmes, les hommes n’étant incarnés dans l’actualité de l’héroïne que par deux figures, le Commandant, maître de la maisonnée et son chauffeur. Face à ces figures masculines peu caractérisées individuellement, les femmes revêtent de multiples figures sociales, classées en catégories, comme évoqué ci-dessus, selon leur âge, leur capacité à enfanter et, nous nous en doutons même si cela n’est pas explicitement dit, leur plastique. Epouses régnantes, éducatrices, putains, femmes de charge, mères en puissance ou parias exilées, elles sont réduites à un rôle et un seul, dans une typologie toute entière tournée vers leur possible utilisation par l’homme. Et ce qui fait froid dans le dos, c’est de voir l’incapacité de ces femmes à s’unir pour se révolter, sans parler de celles qui jouent un rôle actif dans la soumission des autres (ah, la figure de « Tante Lydia », chargée de rééduquer toutes ces femelles déviantes !).

Troisième niveau d’appréhension de l’oeuvre, le récit qu’elle contient de l’instauration d’une dictature sur la base d’un Etat démocratique. Presque imperceptiblement, sans provoquer de vraie rébellion, le nouveau régime s’installe sans à-coups, resserrant son étau jour après jour, changeant radicalement les valeurs et les modes de vie jusqu’à en arriver à créer une société nouvelle sans lien avec celle qui a précédé. Dans les époques troublées que nous vivons, cela n’en prend que plus de résonance.

Enfin, nous ne pouvons nous empêcher de mettre les faits décrits ici en parallèle avec ce que Daech cherche à faire. La romancière, à l’époque où elle a écrit cet ouvrage, ne pouvait avoir connaissance que de ce qui se passait en Afghanistan, après la guerre (2). Extrapolation extralucide à partir de ces faits, ou simplement intuition géniale de ce qui pourrait se passer dans notre monde si l’on laissait aller le machisme allié à la religion ? Je ne sais, mais cette prémonition rend d’autant plus intéressante la lecture de ce livre plein d’actualité.

Donc, bon livre d’anticipation (pour les lecteurs de SF), ouvrage militant sur la condition féminine, roman prenant et bien écrit, autant de raisons pour lire cet opus.

FB

(1) Les servantes écarlates ont perdu jusqu’à leur nom, prenant celui du mari de la famille qui les héberge ; il faut entendre ici « De Fred ».
(2) Je vous conseille vivement la lecture du livre « Les hirondelles de Kaboul », de Yasmina Khadra (2002) qui décrit ce que le changement de régime a fait aux femmes.