Après avoir terminé « Les cercueils de zinc », consacré à la guerre russo-afghane, qui m’avait profondément touchée (voir article sur ce blog), j’ai presque immédiatement enchaîné avec la lecture de ce livre que Svletana Alexievitch, écrivain biélorusse, récompensée en 2015 par le Prix Nobel de littérature, a écrit sur l’après catastrophe de Tchernobyl.
Rappelons rapidement les faits. Le 26 avril 1986, l’augmentation de la puissance du réacteur n°4 de la centrale Lénine, située à Tchernobyl en Ukraine, près de la frontière biélorusse, a entraîné la fusion du coeur et la contamination d’une très importante zone alentour par des radionucléides. Cet accident nucléaire est considéré comme le plus important de tous les temps, avec celui de Fukushima en 2011. Après les premières mesures d’urgence, vers début mai, des centaines de milliers de « liquidateurs », expédiés nolens volens sur les lieux, vont intervenir pour retirer la terre contaminée, nettoyer maisons et bâtiments, tuer les animaux et même intervenir près du réacteur pour charrier des déchets radioactifs avec des protections plus que précaires (1). Au total, plus de 200 000 personnes ont été évacuées, faisant de cette région une terre morte et presque inhabitée. Il est difficile d’estimer le nombre de morts, certains décès étant intervenus bien longtemps après l’accident ; on évalue quand même que plus de 4000 personnes y ont laissé la vie parmi les populations civiles et près de 50 000 « liquidateurs », sans compter tous ceux qui sont restés handicapés ou ont donné naissance à des enfants anormaux.
L’auteur, fidèle à sa manière, laisse la parole aux protagonistes, ancien liquidateur rescapé, veuve éplorée, soldats, enfants évacués, habitants qui ont décidé de rester ou sont revenus s’installer sur les lieux, autant de voix singulières qui s’entrelacent en forme chorale pour nous conter ce qui s’est passé. Nous sommes bien sûr dans du ressenti, pas dans du scientifique. Mais tous ces récits qui essayent de décrire leur vision propre finissent par former une sorte de vérité humaine d’où se dégagent plusieurs invariants convergents.
En premier lieu, le manque d’information. Face à quelques protagonistes bien au fait, qui prennent des mesures prophylactiques (dérisoires quand même au vu de l’ampleur des dégâts), comme laver les vêtements, prendre de l’iode, s’enfermer, combien de pauvres gens qui ne comprennent pas ce qui se passe et qui par inconscience ou par résignation, continuent leur vie comme avant, s’abreuvant et se nourrissant sans le savoir de véritables « déchets radioactifs », comme le dit l’un des témoins. Peu de directives visant à sécuriser la santé des personnes, et même quelques actes de lâcheté, comme ces dignitaires qui réquisitionnent des camions pour s’enfuir avec famille et biens, voilà ce que décrivent les gens. Nous sommes encore sous le Régime soviétique, dont nous reconnaissons bien là le manque de transparence.
Un autre trait, déjà perceptible dans « Les cercueils de zinc », se fait jour ici, l’abnégation de ce peuple, où les liquidateurs n’hésitent pas à sacrifier leur vie (certains en sont conscients) pour sauver leur patrie. Vêtus de tenues inadaptées, à peine plombées, ils s’exposent à la mort ; nous assistons même à des annonces insupportables de la part des Autorités pour les faire agir : qui se voit promettre voiture, appartement et datcha, s’il plonge dans l’eau lourde du réacteur pour en fermer les vannes, qui perçoit un salaire augmentant proportionnellement à la proximité de la centrale… Autant de contrats cyniques mais stratégiques visant à contenir la catastrophe, au prix de vies humaines s’il le faut. Ce qui nous frappe d’ailleurs dans l’ouvrage, c’est cette résignation profonde devant ce qui se passe ; les liquidateurs, parfois réquisitionnés contre leur gré, font leur travail, aucune des personnes interrogées ne songe un instant à se révolter, à réclamer justice, comme si le destin l’emportait sur tout.
Point commun avec « Les cercueils de zinc », irradiés et soldats rapatriés se retrouvent au ban de la société. Il y a ici, bien sûr, une vraie raison à cet ostracisme, au moins dans le moment de fuite, car ces personnes transportent tant de radioactivité qu’elles peuvent être nocives pour tout autre être humain. Mais la ségrégation se poursuit après, ils restent « ceux de Tchernobyl », que l’on ne sait pas soigner dans les hôpitaux, que l’on ne sait pas intégrer dans les écoles, marqués à vie par cet accident dont ils ne portent aucune responsabilité. Et nous en voyons d’ailleurs certains se réinstaller près de la centrale pour cette raison, parce qu’ils savent que le monde ne peut les accepter.
C’est donc un tableau profondément humain, au sens ontologique du terme, que nous dresse l’auteur au gré de ces témoignages, hommes et femmes aux prises avec un phénomène mortel qui les dépasse et qui va profondément changer leur vie, s’il ne les tue pas, mais qu’ils acceptent comme tel.
J’admire par-dessus tout la mesure avec laquelle Svletana Alexievitch nous expose ces témoignages, faisant preuve d’une impressionnante capacité à se mettre en recul, en neutralité par rapport à ce qu’elle cherche à nous dire. Voie étroite qu’elle arrive à emprunter pour nous laisser seuls face à ces voix inconnues, les mettant juste en scène, imperceptiblement, pour nous aider à en extraire la substantifique moelle (2). S’il existe un parti pris ici, il est très subtilement amené.
Enfin, je tiens à dire que j’ai été bouleversée par le premier récit en forme de prologue, dit par une femme qui voue un amour fou à son homme, profondément irradié, et qui l’accompagne jusqu’à sa fin atroce sans lâcher prise. C’est absolument magnifique.
Je vais continuer ma route avec cet écrivain, qui nous permet de mieux comprendre le peuple russe, sans didactisme, en lui laissant juste la parole. Et à travers ce peuple particulier, nous saisissons un peu de tous les autres…
Je ne peux que vous recommander ce superbe livre, dur, il est vrai, mais tellement essentiel.
Enfin, je voudrais citer un film qui est entré pour moi en résonance avec ce récit lorsque je lisais, « La terre outragée » (3) qui pourrait parfaitement se superposer à l’écrit. Je le recommande aussi.
FB
(1) La radioactivité sur le toit du réacteur était estimée à plus de 10 000 röntgen par heure, alors que la dose mortelle est estimée à 400 röntgen par an. Le « röntgen equivalent man » (rem) est une mesure qui a été remplacée par le Sievert : 1 rem = 0,01 Sv = 10 mSv (millisievert). En France, la dose maximale tolérée est de 1 mSv/an/personne.
(2) Hommage à Rabelais.
(2) Film de Michale Boganim, 2012, profondément poétique.