Littératures – François DUPUY : La faillite de la pensée managériale (2015)

françois dupuy

Management, terre de conquêtes… Qu’essayent vainement de prendre d’assaut nombre d’ouvrages, de mon point de vue. Tellement de livres de « recettes » que nous aimerions bien classer dans la catégorie « Marabout » (1), entre les domaine Jardinage et Bien-être, qui prétendent vous apprendre la gestion d’équipe en dix leçons et en 200 pages, en agitant quelques réflexions qui sont au management ce que le contreplaqué est au bois plein… Car il s’agit souvent de plaquer quelques idées (parfois intelligentes en elles-mêmes, reconnaissons le) relevant le plus souvent du comportemental, sur cette structure complexe qu’est l’homme manager ; et en ignorant son contexte propre, deuxième source de complexité. Ainsi fleurissent des injonctions du type « dites bonjour », « soyez fermes », « diminuez votre stress », « motivez vos collaborateurs », et j’en passe… Toute une armada de règles creuses et inhabitées, mécaniques, dont je déconseillerai l’application primaire à toute personne qui cherche à progresser dans ce domaine.

Car le management c’est avant tout une relation entre être humains, dans un contexte un peu particulier, certes, mais comme peuvent l’être tout autant les relations parents/enfants, mari/femme, ami/ami, qui emportent également leur dose d’unicité (2). Ainsi, il existerait des ouvrages qui seraient capables de nous enseigner comment se comporter dans telle ou telle situation, face à tel ou tel interlocuteur, comme un caméléon changeant de couleur selon le degré relationnel. Vous y croyez ? Et bien moi non plus.

Je suis sûre que cette assertion a été prononcée par nombre de philosophes avant moi, mais je m’aventure quand même : l’homme est une unicité en soi, ce qui dicte normalement des comportements peu différenciés devant les parties prenantes auquel il a à faire, qu’il s’agisse de la sphère amoureuse, amicale ou professionnelle (3). Il reste le même à quelques variations infimes près. Et donc, interroger un manager sur son management revient à questionner un homme sur son mode de relations aux autres (4). Je cherche à démontrer ici, vous l’aurez sûrement compris, que le manager est avant tout un homme / une femme, qui exporte dans ses relations professionnelles ses qualités humaines ; l’aider à améliorer ses compétences managériales passe souvent par une prise de conscience sur son Moi personnel.

Autre rideau de fumée qui entoure la notion de Management, toute une sémantique boursouflée et absconse (5 – à lire), le plus souvent portée par une théorie (6) de diagrammes à base de powerpoint esthétiques et animés, le plus souvent produits par des consultants. Prenant appui sur le désarroi du cadre dirigeant ou du manager dit de « première ligne », face à ses équipes et à l’organisation de leur travail, une pseudo-science a émergé pour expliquer comment il fallait faire.

Ici (après cette longue introduction, revenons-en au fait), après avoir lu avec un grand scepticisme ces ouvrages dont j’ai parlé plus haut, j’ai trouvé dans le livre de François Dupuy une vraie pensée, structurée et globale, qui a le mérite de recentrer le sujet sur ses fondements, à savoir concevoir une entreprise comme un système où cohabitent des femmes/hommes aux fonctions différentes, dans le but de délivrer par leur travail un bien ou un service. Cette idée simple, que les différentes interventions citées ci-dessus travestissent à force de simplisme (manuels de management) ou de complexité (consultants), l’auteur ne la quitte pas des yeux pour nous livrer très clairement et sans tabous ses réflexions sur le système très fermé sur lui-même, avec ses rites, ses freins, qu’est devenu le management à la française. Il n’hésite pas à nous faire sortir de nos fondamentaux pour nous faire voir tout le ridicule de ce processus, égratignant au passage (pages délectables !) les tropismes actuels des organisations, comme l’innovation, la consultance et j’en passe… Dans une langue directe et sans détour, il met au pied du mur les usages archaïques de cette entreprise qui se pense moderne, décortique avec bonheur (oh que j’ai pris mon pied ! Vous me pardonnerez cet écart de langage passager dans cet article de haute tenue 😉 ) le langage stéréotypé de ce monobloc fermé sur lui-même, s’en prend aux « valeurs » que les entreprises essayent de promouvoir…

J’ai trouvé ici un espace de liberté qui m’a permis, à titre personnel, de pousser plus loin mon analyse de ce système. Et plus, puisque nous avons dit qu’une entreprise est avant tout humaine, constituée de salariés, le livre nous donne aussi des clés sur le monde, enfin d’après moi, et Dieu sait combien nous en avons besoin (7).

Lecture délectable. Merci monsieur Dupuy, cela nous manquait.

FB

(1) Maison d’édition française fondée en 1949, dédiée à des livres pratiques, de la psychologie aux recettes de cuisine. Ne vous méprenez pas, j’apprécie ces ouvrages pour ce qu’ils sont.
(2) Et qui font également l’objet de la même littérature superficielle et segmentée.
(3) Mis à part, bien sûr, quelques personnalités anormales, que j’écarte ici de mon champ de réflexion.
(4) RH dans une entreprise depuis presque vingt ans,  je confirme ma perception de cette affirmation.
(5) J’ai enfin ici l’occasion de vous faire part d’une opinion profondément ancrée en moi : plus l’objet est immédiat, plus ceux qui l’exploitent ont besoin de le parer d’un attirail systémique compliqué, visant à le rendre inaccessible au commun des mortels ; et vice-versa. Essayez sur l’art (je propose les explications qui entourent Jeff Koons/Manet) et sur les sciences (ici management/mathématiques). Vous verrez, cela fonctionne très bien. Plus le fond est creux, plus la forme se doit de faire illusion.
Disons, en passant, que cette mécanique permet de faire vivre, et très bien, nombre de sociétés de consultance.
(6) Ah, ah, vous ne saviez peut-être pas que le mot « théorie » en langage littéraire signifiait « nombre, nombreux » ! C’était la minute pédante de Rue2Provence.
(7) Oui,  je crois en un Etre supérieur, je reste humble ! Dans cette période de laïcité galopante, et parfois à mauvais escient de mon point de vue, j’assume.