J’ai eu l’occasion, en 2012, guidée par des amis (merci P. et E.) de découvrir l’artiste allemand Anselm Kiefer, à la galerie Thaddaeus Ropac à Pantin. L’exposition, qui avait pour nom Die Ungeborenen (les non-nés) m’avait alors beaucoup impressionnée par l’ampleur de la pensée sous-jacente qui traversait cette oeuvre. Ce n’est pas l’esthétisme qui l’emporte quand nous regardons les toiles et les installations de l’artiste, il y aurait même un côté répulsif, avec toute cette noirceur et ces matériaux qui en jalonnent les surfaces. Ses oeuvres sont au premier abord peu aimables pour la plupart, toiles saturées de matière, installations de matériaux divers, plomb, sable, objets abandonnés, fleurs et plantes pétrifiées. Mais aidés des très intelligents commentaires de l’exposition citée ci-dessus, il était assez facile de pénétrer la pensée de l’auteur pour tenter d’en comprendre quelque chose (loin de moi l’idée d’en épuiser la signification).
Car Anselm Kiefer a quelque chose à nous dire, issu de sa propre histoire et de son expérience, qu’il cherche à nous transmettre. Né en 1945, dans un pays dévasté et honteux, il va faire le même chemin douloureux que nombre d’artistes allemands dans les décennies suivantes pour retrouver une identité. Mais il va le tracer différemment, en affrontant sans détour son passé et celui de son pays. Son entrée sur la scène artistique est marquée dans les années 70 par un scandale, lorsqu’il se représente faisant le salut nazi, revêtu de l’uniforme nazi de son père, image qu’il reproduit et décline à l’envi.
Ayant étudié dans sa jeunesse plusieurs disciplines (littérature, droit et linguistique, comme pour mieux traduire le monde, il fréquente la philosophie (Martin Heidegger est un de ses maîtres) et se prend de passion pour les mythes, germaniques en premier lieu (Parsifal, Les Nibelungen) mais il explore également la mythologie grecque et la Kabbale (1). Il arpente également le territoire littéraire, se focalisant notamment sur Ingeborg Bachmann, Roland Barthes et surtout Paul Celan.
Il avoue un lien particulier au livre, qu’il a récemment adopté comme centre d’une partie de ses oeuvres :
« Il est un répertoire de formes et une manière de matérialiser le temps qui passe. Pour moi, chaque livre recèle une onde qui se déploie, formant une vague que ej donne à voir lorsque je tourne les pages ou que je les mets en scène »
S’appuyant sur cette culture profonde et sur sa curiosité pour l’assemblage des matériaux, il se consacre à la recherche de son identité, traversant ainsi les identités allemande et juive, qu’il fait parfois fusionner en des oeuvres fulgurantes.
C’est un artiste qui donne à réfléchir, en explorant les notions d’être, d’histoire, de racines dans sa manière unique, convoquant toutes les dimensions de la pensée pour inscrire sur la toile son interrogation ontologique. Comme s’il cherchait un moyen de transcender le monde après l’Holocauste. Cela produit des oeuvres complexes, à clés, qu’il faut décortiquer pour en saisir la substance.
Ainsi, à titre d’exemple, la toile présentée ci-dessous, exposée à la BNF, au demeurant très belle, va plus loin que la simple esthétique. Au milieu d’un paysage de forêt de sapins enneigée est suspendu un tas de livres calcinés. C’est ici une allusion aux autodafés nazis mais aussi au pouvoir purificateur du feu. Les arbres font également référence à l’Allemagne, dans sa dimension naturelle (voir les peintres romantiques comme Caspar David Friedrich). Voilà comment un simple tableau se transforme en miroir de notre monde…

Lichtung (clairière) – 2015
La très intelligente exposition de la Bibliothèque nationale de France (2) centrée sur le livre, de par ses cartons très clairs, nous faisait pénétrer dans les oeuvres pétries de citations. Voyage magnifique dans l’univers de cet artiste d’exception.
Quelle ne fût pas ma déconvenue lorsque je suis allée voir la grande exposition que consacrait Beaubourg à Anselm Kiefer ; ayant apprécié celle de la BNF comme un hors d’oeuvre, je me réjouissais de retrouver cet univers pareil à aucun autre dans une dimension plus importante. Las, ce n’était qu’un accrochage sans aucune explication sur toute la subtilité des oeuvres, conduisant les visiteurs à mesurer uniquement leur aspect surfacique (« Celui-là je le trouve beau »…). Contresens évident au vu de ce que je viens de dire. Grande déception devant l’impression qu’un des plus grands musées de France n’a rien compris à ce grand artiste.
Dommage. Je me console avec les catalogues.
FB
(1) Qu’il découvre après un voyage à Jérusalem en 1984.
(2) Jusqu’au 7 février 2016, dépêchez vous !