Littératures – Svetlana ALEKSIEVITCH : Les cercueils de zinc (1990)

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 Svletana Aleksievitch, née en 1948, a reçu en octobre dernier le prix Nobel de littérature. Journaliste et écrivain russe/biélorusse, elle a sûrement été marquée par son ascendance (père mobilisé dans la guerre germano-soviétique, grands-parents décédés au front ou en résistance) pour porter sur tout ce qui l’entoure un regard acéré et distancié et en donner témoignage. Auteur engagée, elle est notamment connue pour sa critique continue envers le Président de Biélorussie, Alexandre Loukachenko (en place depuis 1994, peut-on encore parler de démocratie ?).

Au travers de ses oeuvres, elle veut donner à voir ce qui l’entoure, elle qui est à la croisée de tant de bouleversements économiques et géopolitiques en ce XXe siècle troublé. Armée d’un magnétophone, elle part en chasse des récits des protagonistes de tel ou tel événement qu’elle recompose en matière cohérente. Ainsi, « La guerre n’a pas un visage de femmes » nous donne à voir le quotidien des femmes russes pendant la Deuxième guerre mondiale ; « La supplication » nous parle de l’après Tchernobyl ; « La fin de l’homme rouge » nous conte le désenchantement des Soviétiques après la chute du régime. Elle dit elle-même :

« Mes livres, ce sont les gens qui me parlent et c’est moi, avec ma façon de voir le monde, de sentir les choses »

Le livre que je voudrais évoquer ici « Les cercueils de zinc » (1), a pour sujet les soldats russes impliqués dans la Guerre russo-afghane, qui a opposé les Etats-Unis à l’U.R.S.S. entre 1979 et 1989, a vu l’incorporation de près de 900 000 Soviétiques et la mort de près de 15 000 d’entre eux. Il se présente comme une succession de paroles de soldats ou de mères de soldats décédés qui s’enchaîne en une litanie de profonde désolation. Il nous conte tout d’abord, hors de tout contexte, le choc violent que peut représenter l’arrachement à une vie protégée et l’immersion dans un univers hostile dont on ne comprend pas les codes, tellement étrangers, avec comme unique but de tuer celui d’en face. Ce sont souvent de très jeunes hommes qui partent, âgés d’à peine vingt ans, au bord de la vie, et les témoignages nous montrent bien à quel point cette parenthèse inhumaine va les marquer pour la vie, eux, s’ils en réchappent, et leur entourage.

L’oeuvre nous montre également le dénuement dans lequel se trouvent ces soldats, pas de médicament ni de matériel de soin (près de 3000 morts le sont de maladie), des équipements usagés et vieillots, comme si ceux qui les envoyaient combattre, après les avoir enlevés à leur existence rassurante, les abandonnaient une nouvelle fois. Et nous voyons, conséquence probable de ce qui précède, la dureté des rapports entre ces hommes, prêts à dépouiller les novices, mais aussi, sûrement sous l’emprise de la peur générale face à l’incertitude, à les battre jusqu’à les blesser gravement (2). Ainsi, là où l’on aurait pu attendre une solidarité face à cet inconnu insupportable, c’est au contraire toute l’inhumanité de ces jeunes appelés qui se révèle.

Enfin, l’auteur met le doigt sur une blessure inavouée, l’échec de cette guerre atroce, où tant de combattants ont été instrumentalisés. Toujours sous l’emprise de l’image idéalisée du héros soviétique, celui qui a fondé le régime, qui l’a défendu victorieusement contre l’envahisseur allemand, la société ne peut accepter la défaite, tant collective qu’individuelle, cette dernière matérialisée par ces soldats blessés ou morts qui rejoignent leur patrie (3). Leur détresse vient percuter de plein fouet cet idéal, déjà en train de se fissurer et en est d’autant plus violemment rejetée.

Le livre a d’ailleurs fait l’objet d’un procès, porté en justice par des témoins qui accusent l’auteur d’avoir trahi leurs propos. Paru en 1990, juste après la fin du conflit, il est inacceptable car il remet en cause trop de choses, comme expliqué plus haut. L’affaire finira par un verdict en demi-teinte, donnant droit à l’un des accusateurs et réfutant l’autre. Tout est conté en annexe et je vous recommande la lecture des pièces, fort éclairantes.

C’est donc un opus à se procurer d’urgence et à lire absolument, comme oeuvre littéraire et outil de décryptage de notre histoire immédiate. Pour ma part je me lance dans « La supplication »

FB

(1) Les soldats morts étaient souvent dans un tel état que leurs restes étaient scellés dans des cercueils de zinc avant d’être rapatriés.
(2) Je me souviens de chroniques de l’époque de la chute du régime, où les familles essayaient de payer pour que leurs enfants ne partent pas à l’armée, car certains mourraient sous les mauvais traitements.
(3) Le même phénomène est très bien illustré dans « Berlin, Alexanderplatz » de l’écrivain Alfred Döblin (1929) qui nous donne à voir des figures d’anciens combattants allemands, rejetés par la société, qui voit en eux sa défaite. Voir également certaines oeuvres du peintre Otto Dix, à la même époque, fort évocatrices.