En 2005 s’est passé en Espagne un fait incroyable (qui a trouvé un retentissement limité en France par rapport à l’onde de choc, je trouve). Un personnage public, Enric Marco, Catalan résistant, rescapé du camp de Flossenbürg, ancien responsable de la CNT (1) puis de l’Amicale de Mauthausen (2), devenu le symbole vivant de la déportation a été démasqué par un historien, Benito Bermejo. De fil en aiguille, après ce coup de tonnerre retentissant, a été mise à bas toute la vie supposée de cet homme, mythomane devant l’éternel, pseudo-résistant, travailleur volontaire en Allemagne et emprisonné par les Nazis, certes, mais n’ayant jamais vu de camp de concentration.
L’histoire est déjà unique en elle-même, cet homme que nous imaginons séducteur et plein de bagou qui s’invente un passé pour mieux se faire connaître et reconnaître. C’est un imposteur de grande envergure, rien à voir avec ces petites pointures du magouillage basique, non, là nous sommes face à autre chose : un homme qui, dans les années 2000, avec tout ce que nous savons sur les camps d’extermination, a l’audace d’endosser un rôle fictif de victime, décrivant par les plus petits détails la vie concentrationnaire dans des écoles, à la télévision, dans les journaux… Toujours prompt à prendre la parole pour faire avancer cette cause (et surtout la sienne, au passage). Quand l’auteur fait sa connaissance, il a plus de quatre-vingts ans et garde une vitalité incroyable, se défendant bec et ongles contre ces accusations pourtant si évidentes et argumentées ; car il lutte là pour sa vie, dans un mode qui nous est, à la plupart d’entre nous, complètement étranger (comment exister si longtemps dans le mensonge sans que cela relève d’une pathologie ?).
L’écrivain va se saisir, avec bien des hésitations, du sujet, dont il fait une affaire personnelle dès le départ (pour des enjeux qui nous resteront relativement opaques). J’ai pensé bien sûr au livre d’Emmanuel Carrère « L’adversaire » (3), où l’auteur s’investit tellement qu’il nous en dit presque autant sur lui que sur son sujet. Car dans les deux cas, nous sommes face à des sujets fascinants et atypiques qui font vaciller les évidences et accompagnés par des auteurs qui veulent aller plus loin que la simple apparence.
Et c’est cela qui fait la beauté du livre ici, un écrivain qui au départ ne veut pas écrire sur cet homme, sans savoir comment se l’expliquer et qui, après avoir décidé d’écrire sur Enric Marco, va nous amener bien plus loin que le traitement d’un fait divers classique. Tout est mise en perspective et position de problématique au travers de ce récit biographique qui échappe ainsi à une linéarité pleine d’ennui ou de sensationnel creux.
Car cela permet à Javier Cercas, au-delà de la démonstration passionnante sur les tactiques rusées de ce menteur invétéré pour ne pas se faire prendre, de porter un regard sur le passé de son pays et essayer de comprendre comment la vie de cet homme a pu si bien s’emboîter au récit historique. L’Espagne, pays défait par une guerre civile (1936-1939) qui l’a menée à une dictature jusqu’en 1975, n’a ouvert que depuis peu cette boîte de Pandore en adoptant en 2007 une « Loi mémorielle » tendant à reconnaître les victimes de la guerre et de l’épisode qui a suivi. Grâce à l’éclairage apporté par l’auteur, nous comprenons mieux comment Enric Marco s’inscrit dans le contexte en passant inaperçu, au travers de pages empreintes d’une grande intelligence. La force du livre est là, arriver à entremêler récit individuel et trajectoire collective pour donner à cet homme une dimension différente.
Il se passe autre chose ici, de l’ordre du chemin initiatique, comme si l’écrivain redécouvrait l’histoire de son pays et son histoire propre au travers de ses investigations, comme si cet homme avait tout bousculé, tout remis à plat de par ses seuls agissements. Et nous comprenons mieux la réluctance initiale de l’auteur, comme s’il savait d’avance par quels chemins troubles cette histoire allait le conduire.
D’autant plus qu’il pose une vision ambivalente de son sujet ; analysant les faits de manière neutre, il nous renvoie par exemple à ce dilemne : faut-il mettre à bas sans merci un homme qui a fait bien des choses pour la connaissance des conditions de déportation, en menteur génial qu’il est, au prétexte qu’il a tout inventé ? Il s’agit là d’une vraie question philosophique et morale que je me garderai bien de trancher (et l’auteur également).
C’est un livre que je ne peux que recommander.
FB
(1) Confederación Nacional del Trabajo (Confédération nationale du Travail), l’un des plus importants syndicats espagnols. Je ne pouvais l’écrire qu’en rouge, vous l’aurez compris !
(2) Flossenbürg et Mauthausen : camps de concentration situés respectivement en Allemagne et en Autriche.
(3) Roman paru en 2000 dont le protagoniste principal est également un mythomane du nom de Jean-Claude Romand, qui, après une vie de mensonge (il s’était inventé une vie de médecin alors qu’il était sans travail), tue sa femme et ses deux enfants en 1993, quand tout commence à déraper.