Voilà une pièce d’une grande finesse en même temps que d’une immense désespérance sur l’être humain, qui s’habille en badinage pour mieux tromper son monde (le fameux « marivaudage », éponyme de l’auteur). Toutes les dimensions sont ainsi présentées ici, de l’apparemment léger à la profondeur la plus désenchantée, faisant de la pièce une oeuvre sans âge et inaltérable.
Le titre, évocation précieuse d’un XVIIIe siècle galant, comme nous nous l’imaginons au travers de toiles de Fragonard ou Watteaux, dit le début de l’intrigue en même temps que la fin, comme un résumé électrochoc d’une intrigue qui va pourtant prendre son temps pour sonder les affres amoureuses des protagonistes, les décortiquer pour mieux leur faire rendre gorge en chaque instant ; traçant ainsi un chemin didactique d’amour et de désamour.
L’histoire est fort simple au demeurant : Silvia, une jeune bourgeoise campagnarde aime Arlequin, issu du même village qu’elle, et en est aimée. Mais le prince de la contrée s’est pris d’amour pour elle et l’enlève ; aidé en cela par une de ses bonnes amies Flaminia, il va tout faire pour se faire aimer de Silvia et Flaminia fera de même pour Arlequin. Chassé-croisé des personnages, dont nous suivons les évolutions sentimentales pas à pas, dans des dialogues d’une telle spiritualité que certains doivent nous échapper, je pense, voilà ce que l’auteur nous donne à voir ici.
C’est une pièce cruelle, où les sentiments que nous pensions inaltérables se fissurent et disparaissent sans regret ni remord – et c’est sûrement cela qui nous met mal à l’aise, deux amoureux mis à l’épreuve et qui échouent, laissant là leur passion initiale pour aller vers une autre. Ce thème est une figure classique du XVIIIe siècle, nous n’avons rien inventé dans l’amour dit « libre » ; se désincarcérant du carcan religieux, l’époque tente également d’abandonner la figure rigide de l’union unique, tout du moins dans ses oeuvres littéraires, comme ici, ou musicales, comme dans « Cosi fan tutte », opéra de Mozart plus récent (1) qui aborde le même thème.
Mais là où le compositeur installait une atmosphère bouffonne et légère, l’écrivain, sous des dehors de badinage amoureux, nous donne à voir une version bien plus profonde de cette histoire de sentiments croisés.
Sous forme de saynètes le plus souvent en duo, se dessine devant nous un vrai projet de manipulation, mené par Flaminia, amie du prince, en tête, et approuvé par ce dernier. La pièce s’ouvre d’ailleurs sur une scène assez violente, l’enlèvement de Silvia, amenée à la Cour princière contre son gré ; nous ne pouvons pas éviter de nous référer à l’Olympe grecque, quand Zeus, Dieu entre les Dieux, enlevait des humaines pour satisfaire sa concupiscence… (2) et (2bis). Dans ce milieu feutré et opulent de cour en forme de champ de bataille, les deux Dei ex machina vont tout faire pour faire changer les sentiments des deux amoureux, à coup d’artifices raffinés, et vont réussir… Le calcul l’emporte sur la sincérité, la richesse sur la simplicité, quelle morale nous est délivrée ici, vous en conviendrez !
Faisons également ressortir un aspect particulier de l’oeuvre, bien dans l’air de son temps, le clivage nature/culture. Depuis le XVIe et surtout le XVIIe siècle, se dessine cet antagonisme dans lequel la polarité est indécise ; positive chez Rousseau, par exemple, ou dans un autre genre chez Honoré d’Urfé (L’Astrée, 1627), la nature prend ici une connotation de faiblesse, puisque tant Arlequin que Silvia se rendront aux armes des tenants de la culture. Pour autant, cela permet à Marivaux d’égratigner tout au long de la pièce les us et coutumes des courtisans, comme superficiels et anti naturels, en une vraie critique sociale assumée.
Pour dire quelques mots de la mise en scène de la Comédie française, commençons par saluer l’interprétation, impeccable comme d’habitude, même si je distinguerai Florence Viala, excellente en Flaminia, toute de naturel, spirituelle et charnelle à la fois ; mais aussi, en négatif, Loïc Corbery, que je trouve personnellement à la limite du « geignard », comme cela m’avait déjà frappé dans « Le misanthrope » (voir article sur le blog).
Le parti-pris d’Anne Kessler se tient, présenter la pièce comme une somme de répétitions, dans un foyer de théatre. Cela permet d’instaurer une liberté de ton et de situation tout à fait bienvenue ; les acteurs nous donnent l’impression d’une grande spontanéité dans leur gestuelle, portés par des idées fort réussies d’animation de l’ensemble (3), les décors s’installent et se désinstallent à la minute, simples accessoires, comme pour nous dire que l’essentiel est ailleurs. Quelque chose m’a cependant gênée ici, comme une pesanteur qui s’installait paradoxalement à voir passer tous ces sous-fifres chargés de costumes ou de décors, venant perturber la belle simplicité de ce qui se jouait.
C’est un texte magnifique, à voir si vous pouvez au Français, qui en donne, malgré les quelques réserves que j’ai énoncées, une interprétation intelligente et évidente.
FB
(1) Créé en 1790, il met en scène deux couples, dont les deux hommes vont mettre à l’épreuve la solidité.
(2) Ah la condition des pauvres mortelles que nous sommes ! Oserais-je faire sur ce point précis un parallèle avec DAECH (pour nous remettre un peu dans notre siècle à nous) ? Non, ce n’est pas pensable, oubliez ce que vous venez de lire !
(2bis) Sur ce thème, voir la pièce « Psyché » de Molière.
(3) La scène du dernier acte, entre le prince et Arlequin, duel d’hommes, joué comme s’ils étaient tous deux sur le bord d’une rambarde surplombant la rue, par exemple.