Federico García Llorca (1898-1936), très célèbre écrivain espagnol, fusillé lors de la guerre civile, a laissé, en plus de nombreuses oeuvres poétiques, des pièces de théatre, dont la présente, qui entre cette année au répertoire de la Comédie française.
C’est une oeuvre noire, très noire, semblable à une tragédie antique, qui se joue devant nous. Le contexte historique n’est sûrement pas étranger à l’élaboration de cette oeuvre, un conflit atroce qui divise un pays, une terre machiste où la femme peine à trouver sa place, un écrivain en sursis qui va vers la mort (1), tout cela se conjugue au talent de l’auteur pour nous livrer une pièce qui va à l’essentiel.
Nous sommes dans la campagne espagnole, l’été. Bernarda Alba, femme bourgeoise, vient de perdre son deuxième mari et elle décide de s’enfermer dans sa maison pour huit années de deuil, entraînant dans cette réclusion ses cinq filles, les privant ainsi de toute possibilité de rencontre. A l’exception de sa fille aînée, Angustias (2), déjà âgée de 39 ans et qu’elle va laisser se fiancer à Pepe el Romano, jeune homme de 25 ans, qui veut vraisemblablement faire un mariage d’argent. Mais la cadette des filles, Adela, va s’éprendre de cet homme, provoquant ainsi un dénouement fatal.
C’est un huis-clos étouffant, qui enferme ces huit femmes (la mère, les cinq filles et deux domestiques), dans une maison séparée du monde, dont elles ne perçoivent que de lointaines rumeurs, par les bruits qui leur parviennent ou les quelques coups d’oeil qu’elles peuvent jeter au travers des fenêtres (elles savent d’ailleurs toutes, domestiques et filles, quel est le meilleur angle de vue pour apercevoir telle ou telle partie de la rue). Cette irruption du monde extérieur est à la fois feutrée et tonitruante, comme amplifiée par la distance et par le vide de leur vie.
Car c’est un assassinat lent et inflexible auquel les livre leur mère sans en avoir conscience ; telles des Vestales emmurées dans un temple, elles vivent dans la crainte et le désir de l’homme, absent ou plutôt relégué à l’extérieur de ce matriarcat implacable. Aux aspirations romantiques des jeunes filles vient s’opposer la vision cynique de Bernarda, pour laquelle les hommes sont des maris potentiels dans des unions dont l’amour est absent. Leurs rêves et leurs échappées se fracassent contre un enfermement inhumain qui les tuent lentement (nous ne pouvons nous empêcher de penser à la discipline des pensionnats anciens, qui, au prétexte d’éduquer, finissaient parfois par briser leurs élèves).
Est-ce une allégorie de la destruction à laquelle l’auteur est en train d’assister au travers du conflit qui ensanglante l’Espagne ? Nous pouvons légitimement le penser. Ces femmes enfermées, réduites à l’infertilité faute d’union avec des hommes, semblent une allégorie de ce monde qui se meurt. En étant très littérale, je pourrais dire que l’ancienne société est symbolisée par Bernarda Alba et que la révolte, personnalisée par sa plus jeune fille, Adela, se brise quand même.
Noir et rouge, sang, larmes et sexe (refoulé ou débridé), austérité et explosion, voilà les ingrédients de cette pièce qu’il fallait mettre en scène à la hauteur du propos. Et c’est une réussite. J’ai particulièrement aimé ce mur en forme de moucharabieh qui fermait la scène, servant de fenêtres persiennées, qui donneraient parfois vers l’intérieur, parfois vers l’extérieur ; le choix de cette clôture, servant notamment à isoler les gynécées m’a semblé particulièrement bien choisi et esthétique. A part cela, une scène à peu près nue, réduite aux objets utilitaires dont il est question, des chaises, une table à coudre, une autre pour manger… Le drame qui se joue devant nous se passe d’affèterie, tant il est ontologique.
Encore une fois mention aux comédiennes du « Français », toutes impeccables.
A voir.
FB
(1) En 1936 l’écrivain retourne à Grenade, dont il est originaire, dans une région conservatrice alliée aux Franquistes et donc très dangereuse pour lui.
(2) Ne pas oublier que bien des prénoms féminins espagnols sont issus de surnoms de la Vierge Marie : (Virgen del) Pilar, (Virgen de la) Concepcion, (Virgen de las) Angustias… Et (Virgen del) Carmen, pour citer un des plus célèbres !