Emmanuel Carrère est un auteur que j’ai découvert au travers de ce qui reste pour moi un des plus beaux romans que j’ai pu lire dans ma vie « D’autres vies que la mienne » (P.O.L., 2009), parcours initiatique autobiographique d’un homme qui découvre sa vie au travers d’épreuves personnelles difficiles ; frôlé par la mort de proches, l’auteur se mettait à nu, dans une introspection sans merci. Et nous assistions, comme à un miracle, à une prise de conscience qui m’a, pour ma part, fortement ébranlée. Ayant lu d’autres ouvrages antérieurs de lui ainsi que « Limonov » (2011), qui a suivi « D’autres vies que la mienne », j’ai vraiment eu l’impression que, pour le dernier ouvrage cité, l’auteur avait atteint un point de grâce absolue, que je n’ai pas retrouvé ensuite.
Et cette impression personnelle s’est confortée à la lecture du livre « Le royaume » (2014) dans lequel l’écrivain nous conte la vie des premières communautés chrétiennes, dans les pas des Evangélistes Paul et Luc, en forme de chronique très quotidienne. Sans doute dans une intention louable de nous restituer leur vécu en essayant de gommer la distance qui nous sépare d’eux, tant chronologique que religieuse, l’auteur emploie des images très terre à terre, citons par exemple, sur Marie :
« La mariologie de Paul tient en deux mots : Jésus est né « d’une femme », point. A l’époque dont je parle, on en est là. Cette femme a connu l’homme dans sa jeunesse. Elle a vu le loup. Elle a peut-être joui, espérons-le pour elle, et peut-être même qu’elle s’est branlée. »
Certes, nous pouvons comprendre cette envie de raconter l’histoire en la rendant proche de nous, quitte à user d’un langage familier, d’images et de comparaisons « choc » (rapprocher les Evangiles de Philip K. Dick, Jésus de Che Guevara, le grand prêtre sadducéen d’un gauleiter (1) – dernière image plus que douteuse, avouons-le…). Dans son film « L’Evangile selon Saint-Mathieu » (1964), Pier Paolo Pasolini avait pris ce parti de nous décrire Jésus comme un illuminé, le débarrassant de toutes les affèteries religieuses, auréoles, miracles et autres, mais il en restituait toute la ferveur d’une autre manière, dans la fièvre qui habitait le protagoniste principal (2). Ici nous sommes dans une tentative de désacralisation ; le fait que l’écrivain ait participé à une nouvelle traduction de la Bible ou ce qu’il nous dit sur son engouement pour la Foi ne parvient pas, vu de moi, à rendre compréhensible ce qu’il essaye de faire.
Nous vivons à une époque où l’éthique, la foi, les arts – dans l’acception large de ce mot- perdent leur rang dans le monde occidental, au profit d’un matérialisme croissant. Et ce n’est pas la peine d’en rajouter (2). Nous faire comprendre que les premières communautés chrétiennes n’étaient que des hommes comme nous, a certes un sens historique certain (bien que je me demande ce qui légitime Emmanuel Carrère, tout brillant qu’il soit, à ré-interpréter des faits historiques ou à se faire l’exégète de la parole biblique, soit dit en passant), mais ce n’est peut-être pas le bon moment… C’est un livre à contresens que nous lisons là, produit par un écrivain auto-centré, qui n’arrive pas à se sortir de son mal-être d’homme européen actuel, malgré psychanalyses et psychothérapies diverses – dont sa crise de foi chrétienne me paraît faire partie. Si son idée était de rendre hommage à la religion catholique, je m’avancerai à dire que le but n’est pas atteint. Car, par exemple, faire de Jésus « un agitateur anti-colonialiste », plus que percuter l’Histoire dans un raccourci qu’elle ne mérite pas, cherche à inscrire ce récit dans notre actualité, alors que c’est impossible, ou alors au prix d’une négation de la religion pour ramener les faits à une simple notation historique, et ainsi les diluer et les faire disparaître, en un amer désenchantement du Monde. Cela me semble être une tendance dangereuse de nos auteurs et penseurs actuels, qui n’arrivent plus à faire abstraction d’eux-mêmes ou du monde qui les entoure ; ils cautionnent, parfois sans le savoir, la pensée dominante, ici la désacralisation à tout va, alors qu’ils devraient faire oeuvre de penseurs indépendants pour nous montrer le monde autrement ; et c’est grave.
Je reconnais à Emmanuel Carrère un talent certain à nous parler de lui, dans la première partie du livre, lorsqu’il se raconte, j’ai été happée par cette manière incroyable qu’il a de se dire. Mais je ne peux cautionner le reste de l’ouvrage…
Déçue, dommage.
FB
(1) Responsable politique régional de l’Allemagne Nazie. (2) Le film a d’ailleurs reçu le grand prix de l’Office catholique du cinéma.
(2) Comme beaucoup de Français, je suis catholique non pratiquante, je tiens à le préciser pour que l’on sache « d’où je parle ».
Très bel article , cher rue2provence , cependant je serais moins sévère que vous , même s’il est vrai que ce n’est pas non plus le livre d’Emmanuel Carrère que je préfère . Je pense qu’il voulait simplement donner son interprétation des évangiles, sa lecture toute personnelle , un peu comme les peintres italiens de la renaissance nous ont donné à voir des Annonciations tellement différentes des annonciations du moyen âge par exemple . De plus je ne suis pas certain qu’avec la bible et la vie de Jésus nous soyons dans un temps historique qu’il faille respecter absolument .