Littératures – Jean-Philippe TOUSSAINT : Cycle de Marie (2002-2013)

toussaint

Mais qui est donc cette mystérieuse Marie Madeleine Marguerite de Montalte, dont l’auteur belge Jean-Philippe Toussaint nous dévoile des morceaux d’existence au gré de quatre opus, « Faire l’amour » (2002), « Fuir » (2005), « La vérité sur Marie » (2009) et tout récemment « Nue » (2013) (1) ? Des livres qui tissent un filigrane dans sa bibliographie, ponctuée d’autres oeuvres intercalaires ; à l’instar d’une ligne de force récurrente et rémanente, une image dont on garderait l’impression sur sa rétine, cette Marie hante l’auteur, comme elle habite le héros de l’histoire (s’agit-il d’un récit autobiographique ? Nous pouvons légitimement nous interroger).

Ce protagoniste, nous n’en saurons pas le nom, l’histoire étant narrée à la première personne et nous n’en verrons que peu de contours (profession ? âge ? apparence physique ?, toutes choses restant dans une dimension inconnue de nous). Il en va de même pour l’héroïne, plus caractérisée cependant ; nous saurons ses vêtements, sa profession (styliste en vogue), ses goûts et ses obsessions (l’impossibilité d’obéir à une injonction, la manie de tout laisser ouvert, portes, fenêtres, tube de dentifrice, valise…). Mais restera impénétrable son apparence physique : est-elle blonde, brune ou rousse ? Noire, Blanche ou autre ? Mince ou ronde ? Rien ne nous est livré et nous ne nous en rendons même pas compte. Car intervient ici le savoir-faire de l’auteur (et la magie du livre, qui laisse tant de part à l’imagination), nous traçons seuls notre voie dans notre appréhension des personnages et nous leur inventons des trait assez précis, sans qu’une description physique viennent nous aider en cela. Au contraire, dirais-je, cette absence de repère nous laisse la liberté de construire, déconstruire et reconstruire notre représentation au gré des péripéties du récit (2). Et c’est une démonstration magistrale que nous livre ici l’écrivain, jouant avec les dimensions de l’écrit pour nous montrer que nous sommes avant tout en ressenti lorsque nous lisons.

En résulte un personnage intrigant, indéchiffrable « qui n’est à chaque fois ni tout à fait une autre ni tout à fait la même » (3) et qui se pare, tel un kaléidoscope, de brillances successives en forme de patchwork à la séduction sans cesse renouvelée. Vue au travers de l’auteur, qui ne cache pas ses sentiments pour elle, cette héroïne n’en devient que plus attractive. Car tout au long des quatre opus, elle exerce un véritable magnétisme, au sens premier du terme, sur lui – et sur nous – polarisant l’attention à l’instar du Nord pour une boussole ; les pages où elle apparaît sont d’ailleurs les plus belles de mon point de vue (4). Souffle également ici un vent de liberté profonde, Marie nous donnant l’impression de faire ce qu’elle veut, quand elle veut, sans agressivité, juste comme ça ; de par sa manière de la poser au fil des pages, l’auteur nous fait sentir à la fois son unicité et sa manière d’illustrer la capacité universelle donnée à chaque être humain pour s’affirmer et vivre sa vie. Elle est unique et elle pourrait être nous.

Pour renforcer cette attraction que l’auteur éprouve pour Marie et qu’il nous fait partager, il n’hésite pas à bousculer la temporalité. Alors que les événements et la description des sentiments donnent une grande densité à l’histoire, il ne se passe que sept mois entre le début et la fin, sept mois qui vont demander onze ans d’écriture à l’auteur dans la vraie vie, sept mois qui semblent presque une vie dans le livre, tant il plonge profondément dans la narration de ce moment d’existence et tant il nous transporte dans des univers différents (Japon, Chine, Paris, Ile d’Elbe). Répondant à la relative abstraction du personnage de Marie, cette distorsion chronologique accentue l’aspect intemporel du roman et renforce sa beauté universelle.

Tout cela est porté par un style souple et enveloppant, flots de phrases ciselées qui tomberaient comme autant d’étoffes somptueuses pour vêtir Marie (5). Ample et majestueuse, même dans ses saccades, l’écriture souligne encore la beauté de l’histoire, parfois très concrète, à d’autres moments emplie d’onirisme – surtout quand Marie en est le centre.

L’auteur nous conte ici le récit d’une relation sentimentale exacerbée entre deux êtres dans lesquels nous pouvons projeter à peu près ce que nous voulons sauf la beauté des sentiments.

Magnifique

FB

(1) Nous noterons que deux des titres « La vérité sur Marie » et « Nue » évoquent bien cet effeuillage progressif.
(2) Se passe ici le mouvement exactement contraire à ce qu’il advient lorsque nous avons vu une adaptation filmée d’un livre ; plus moyen d’imaginer un personnage, l’image vidéo s’est comme incrustée en lui, annihilant toute notre capacité d’imagination.
(3) « Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D’une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime
Et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m’aime et me comprend […] »
Paul VALERY « Mon rêve familier », poème qui me semble particulièrement adapté ici.
(4) C’est sans doute pour cela que le deuxième opus « Fuir » m’a semblé moins captivant, centré sur les aventures du personnage principal en Chine.
(5) L’écrivain affectionne particulièrement les tissus, dont il se plaît à draper Marie au long des pages.