Littératures – Bertrand BELIN : Requin (2015)

Bertrand Belin

Il est des livres qui vous frappent en plein coeur, qui vous laissent éblouis par leur justesse et leur beauté, comme s’ils semblaient vous coller à l’âme. Vous fermez le petit recueil (ici 180 pages tout mouillé) et vous le regardez interrogativement en vous demandant comment tant de choses délicates peuvent tenir dans ce récipient a priori insignifiant, fait de quelques feuilles assemblées et reliées. Car cet objet banal, dont vous avez mille fois tenu dans vos mains des homologues, même poids, même réalité physique, s’avère contenir quelque chose de vraiment différent et fait pour vous.

Voilà comment je décrirai en première impression cet opus, qui m’a profondément touchée. Premier livre d’un chanteur/compositeur français né en 1970, qui fait ici une entrée dans la littérature par la grande porte, il conjugue économie de moyens (phrases simples, récit court) à puissance du propos.

L’histoire, dont nous pouvons penser qu’elle est largement autobiographique (1) met en scène un jeune homme, archéologue, qui décide un beau jour de se noyer dans le contre-réservoir de Grosbois (Côte-d’Or), où il a emmené sa femme et son fils se baigner. Décision réfléchie et dépassionnée, dont il va nous expliquer, tout au long du livre, les raisons qui l’amènent à ce choix, dévoilant de plus en plus au fur et à mesure de sa noyade les bribes de son existence et sa philosophie de vie. Mais sans linéarité : si nous pouvions penser qu’il y aurait correspondance entre la profession qu’il exerce et sa manière de se dire, nous avons tout faux. Aucune méthode scientifique ici pour faire ressurgir le passé dans l’ordre ou creuser de plus en plus profond, tout se précipite en désordre, évoquant celui de la pensée qui saute d’un objet à l’autre pour mieux revenir au premier. Par touches impressionnistes, l’auteur dresse le portrait d’un homme ordinaire, non pas en échec, mais sans réussite particulière (sauf peut-être celle d’avoir rencontré sa compagne), comme une personnalité sans relief, qui va s’avérer passionnante dans sa condition humaine.

Ne pensez pas que c’est un livre triste, au contraire. Car le héros a une vision bien à lui de l’existence, nous sentons que c’est un homme à regarder poétiquement derrière les marges, à scruter les évidences pour en faire ressortir l’inhabituel, tout cela créant une cocasserie certaine par le décalage induit. Il nous amène, au travers de sa parole, à des lieux de réflexion où nous n’étions jamais allés, il nous fait voir autrement les choses qui nous entourent, avec comme un émerveillement enfantin qui fait mouche (n’est-ce pas cela, le critère principal d’un livre réussi, de nous agripper pour nous arracher à nous-même et nous faire voir le monde différemment ?).

« De même que la mort, chose simple s’opposant à la vie mais qui lui donne tout son lustre, peut, afin d’en finir (d’en commencer ?) avec un homme, trouver dans l’eau un formidable outil pour sa minable entreprise, de même trouve t-elle dans l’air un moyen fiable dès lors qu’il faut en finir avec un poisson. On peut faire de mauvaises rencontres à chaque instant. L’homme n’aime pas se retrouver sous l’eau trop longtemps. Pas davantage un poisson ne goûte à la douceur d’une moquette. Cela vaut bien sûr pour les objets. Un verre sur une table ne peut trouver de situation plus risquée. Je parie qu’un verre est plus en sécurité dans la main d’un ivrogne que sur une table. Le verre est un objet en sursis. Il est à la lisière. Sa situation est critique, plus ou moins. D’ailleurs, lorsqu’on le manipule, c’est avec une attention particulière. Exactement comme s’il s’agissait d’un vieillard ou d’un nouveau-né.
Pour l’homme, la chute de toute chose, depuis l’avion jusqu’à la rondelle de tomate, constitue un événement catastrophique. L’avion qui tombe entraînant dans sa dégringolade des centaines de passagers, occupe le rang de catastrophe traditionnelle en ce sens que le rapport désolation-perte est bien équilibré : on se désole à hauteur de la perte, c’est à dire beaucoup. Il en va de même pour la chute de la rondelle de tomate : on se désole à la hauteur de la perte, c’est à dire peu. Pour le verre, pour la chute d’un verre, c’est autre chose. Ce rapport est bancal. Nous sommes démesurément désolés de voir se briser un verre, serait-ce un simple verre à moutarde. Si le choc au sol ne produit pas son éclatement, cela est du reste perçu comme un miracle. Il se trouve que l’éclatement d’un verre au sol est la plus courante occasion de confronter un homme à une explosion. Dans son environnement quotidien, et à une échelle perceptible pour lui, rien ou presque rien n’explose. C’est probablement l’explosion qui déséquilibre le ratio désolation-perte dans le cas de la chute du verre. La chute d’un verre suivie de son explosion est un phénomène que l’on pourrait qualifier de « mignonnette astrophysique » : énergie gravitationnelle conduisant à la densification de la matière puis explosion. Partout de ces mignonnettes, partout des catastrophes de peu. Nous sommes entourés de lieux et d’instants où il ne serait que justice de surprendre une commémoration. Le caractère catastrophique d’un événement réside dans le fait qu’il remet en cause la pérennité de ce qu’il vient interrompre et qui semblait acquise. On voit bien ce que c’est pour l’homme qu’une catastrophe. Mais considérons qu’une averse de rien, qui nous rafraîchit, emporte par centaines de milliers les petites fourmis et nous découvrons que le monde est un réseau de catastrophes de tous ordres, se déployant à toutes les échelles : le bout d’un quai, la fin d’une espèce, le pourrissement d’un fruit, l’espace vide disparu au profit d’un arbre ou d’une gare routière, le feu dans une prairie, un pas dans l’herbe…
« 
[Excusez la longueur de cette citation, mais je devais laisser l’auteur développer sa pensée subtile et irrésistible pour vous en donner un aperçu]

Nous sommes ici face à un objet inexprimable, dont la finesse touche à l’indescriptible. Des expériences de vie et de mort a priori banales, mais éblouissantes dans leur absence de formatage et dans leur liberté d’esprit, qui finissent par créer un humain cohérent, dont l’étrangeté supposée se rapproche tant de la nôtre ; nous nous voyons penser ces petites choses incongrues et légères, finalement tellement pertinentes. Ajoutons que Bertrand Belin, en auteur-compositeur de musique qu’il est, sait trouver les images délicates et le vocabulaire juste pour raconter tout cela.

Je laisserai le dernier mot à l’auteur lui-même.

« Cet après-midi, au contre-réservoir de Grosbois dans lequel je me noie, je me trouve tout près d’en finir avec ces ténèbres qui, il y a trop longtemps, m’ont voluptueusement confondu et happé. Rien ne soulage mieux de la crainte de mourir que mourir en acte. Pourtant, à deux doigts du répit, je commence à me demander si vivre de la sorte, dans la noirceur d’une conscience éclairée, n’est pas préférable à cette autre façon d’ “ être ” qu’est la mort, puisqu’on dit bien “ être mort ”, dont on se doute qu’elle ne promet pas grand-chose d’incontestablement folichon.»

A lire absolument (je pense déjà à le relire…).

FB

(1) Notamment en comparant l’oeuvre musicale à ce livre, même prénom féminin « Peggy » pour l’être aimé ici et comme titre d’une chanson, même fascination pour le contre-réservoir de Grosbois ; à noter que « Requin » est également le titre d’une de ses chansons.