Virginie Despentes est un écrivain français au début de vie chaotique (en résumé, très aplati, je vous l’accorde, séjour en hôpital psychiatrique à l’adolescence, viol, prostitution, drogue, petits boulots à Lyon, affirmation de son lesbianisme à trente-cinq ans…), bref une personnalité chahutée, qui a pris des coups, tout en gardant en ligne de mire la littérature depuis très longtemps (1). Elle est maintenant un écrivain reconnu et ce n’est que justice.
Il faut d’abord saluer le titre Vernon Subutex , la syncope de ces deux mots baroques et évocateurs, qui claquent en une myriade d’images ; héros masculin (2), drogue et réhab, livre clinique qui va nous emporter dans un univers hyperréaliste et mystérieux à la fois.
Et nous sommes dans tout cela à la fois et ailleurs, comme si le titre ne servait que d’accroche pour nous donner la sensation de ce que nous allons lire, nous mettre en condition devant un récit mené tambour battant par cette femme, lutteuse dans l’âme. Avec force (et virilité, avons-nous envie d’ajouter), elle bouscule les mots pour qu’ils prennent la forme de l’histoire qu’elle veut raconter, traçant droit dans un vocabulaire efficace et cru, bousculant les silences et vides éventuels pour créer du plein au long des pages. Ces dernières débordent, s’emparent du lecteur pour ne plus lui laisser de répit jusqu’à la fin, quitte à le saturer, le laissant dans une sorte de plénitude hébétée, mais également une urgence à en savoir plus. C’est un livre addictif (oubliez le Subutex !) que l’on ne peut lâcher.
Autour d’un héros quinquagénaire en décadence, Vernon, ancien disquaire (Virginie Despentes fait passer ici toute sa passion pour la musique, voir addendum ci-dessous), qui se fait expulser de son logement au début de l’histoire, l’écrivain construit un récit en forme d’étoile, suivant en cela comme une nouvelle « carte du tendre » (3) en région parisienne, modelant l’errance de Vernon au gré de la topographie parisienne, là où habitent les amis ou connaissances qui l’hébergent successivement.
Car voilà ici l’épicentre de l’oeuvre, une suite de portraits saisissants de personnages quotidiens, comme si nous les croisions tous les jours dans la rue (et c’est peut-être le cas), auxquels l’auteur parvient à donner une apparence extraordinaire, . Elle a un don incroyable pour faire surgir en quelques lignes un de ces protagonistes dans son contexte, avec ce qu’il faut d’exagération pour qu’il sonne encore juste. Je dois dire que j’ai particulièrement aimé la description de Pamela et Daniel, deux ex-stars féminines du porno, dont la deuxième a choisi de devenir homme :
Rien n’annonçait, ni ne justifiait cette décision. Il s’agissait – juste – de se transformer en mec. Pamela s’était renseignée, d’habitude quand les gens font ça, c’est que ça les travaille depuis un moment – genre « j’ai toujours senti que j’étais un mec enfermé dans un corps de femme ». Auquel cas, d’accord – on saisit le sens de la démarche. Mais Déborah… franchement, c’était juste pour faire chier. « Mais pourquoi tu fais ça ? » « J’ai envie d’essayer. J’ai bien des tatouages. J’ai bien fait du X. J’ai bien pris du crack. Pourquoi je deviendrais pas un mec ? » Mais parce que ce n’est pas la même chose, patate… On ne prend pas de la testostérone en injections quotidiennes juste pour faire l’expérience. Pamela lui avait aussitôt prédit l’enfer sur terre – les maladies, la dépression, le remords, le sentiment d’étrangeté… sans oublier l’aspect éthique – merde, meuf, tu sais comment c’est con, un mec ? Et tu veux vraiment qu’on te prenne pour l’un d’entre eux ?
Mais le plus énervant, c’est à quel point Daniel est content d’être Daniel. Les maladies, la dépression, le remords et tutti quanti, ça viendra peut-être un jour, mais pour l’instant c’est surtout…petit noeud papillon, jean court, chaussettes apparentes, musculature imposante, fine moustache de hipster… »
Sont ainsi croqués nombre de protagonistes, sans stéréotype, même si nous savons où nous sommes ; dans un milieu très parisien, « bo-bo », et les personnages qui sortent de cette épure en gardent cependant l’empreinte (4). C’est l’occasion pour l’auteur, cette guerrière littéraire, de régler ses comptes, de se montrer relativement méchante (et réjouissante) avec toute cette société inscrite dans l’époque actuelle, en majorité des quinquagénaires qui ont à la fois forgé leur idée sur la vie, au gré du temps qui a passé, et se comportent encore comme des adolescents qu’ils sont encore, désenchantés mais aspirant encore à autre chose. L’écriture à la première personne installe comme une unité faciale entre tant de destins différents et permet également à l’auteur de faire ressortir l’égoïsme ontologique de chacun. Ainsi, Vernon, trait d’union entre tous, celui que nous croyions au commencement du livre être le plus perdu, le plus à plaindre, se révèle finalement au même niveau d’errance et de malaise que les autres (la différence essentielle étant la perte de son lieu de vie). Ce sont des vies en perte de repères que l’auteur nous brosse ici.
Car traversent l’opus, comme une récurrence, les interrogations, les questions existentielles sur soi, la vie, les autres, le monde, posées par tous ces êtres, chacun dans sa spécificité ; comme des voix en canon, ils tissent une image à spectre large, saisissant sur le vif une image assez complète d’un microcosme quelque peu désorienté. En cela, nous pouvons dire que c’est un livre de société, qui ne sera pas intemporel (il ne peut pas être une chose et son contraire), mais laissera une image critique de notre société actuelle.
Et tout cela pulse sans cesse, à l’instar de la scène (une des plus belles du livre d’après moi) où Vernon joue le DJ dans une soirée privée, loft immense au centre de Paris / people, financiers et mannequins / drogue et alcool (je vous ai mis plus bas un florilège des morceaux qu’il passe).
Je ne sais si l’auteur parviendra à soutenir ce rythme et cette plénitude dans le (ou les ?) tome(s) suivant(s), il me semble qu’elle devra changer de procédé ou a minima le transcender par autre chose (5), mais je vous recommande vivement celui-ci.
FB
Et pour finir, comme annoncé, quelques vidéos des morceaux passés par Vernon :
Depeche mode, « Enjoy the silence »
Janet Jackson, « All nite »
https://www.youtube.com/watch?v=g_GpU5agvYQ
Trentemøller, « No you girls » remix de Franz Ferdinand (je n’ai pas trouvé Presley…)
Candi Staton « I’d rather be an old man’s sweetheart »
Albert King, « Breaking up somebody’s home »
Jürgen paape, « So weit wie noch nie »
(1) Je ne cherche ici, en donnant quelques repères sur la vie de l’auteur, qu’à éclairer le livre dont nous allons parler.
(2) Non, oubliez la ville de Normandie, ici…
(3) Carte imaginée par Madeleine de Scudéry au XVIIe siècle, traçant un parcours géographique amoureux depuis la ville de Nouvelle-Amitié jusqu’à la ville de Tendre.
(4) Fonctionnez par élimination et ce que j’avance vous paraîtra limpide : qui d’autre qu’un(e) Français(e) bien accoutumée à la capitale aurait pu écrire cela ? Ceci n’est pas une critique, mais un constat.
(5) Nous attendons de voir ce qu’il advient du personnage d’Alex Bleach, chanteur à succès, dont l’ombre plane sur le récit.
Bonjour, je découvre votre blog aujourd’hui et choisis ce billet pour vous laisser un petit salut après une assez longue balade dans vos lignes… Beaucoup de choses intéressantes!
Amitiés blogueuses
…avec mes bonnes coordonnées …