Littératures – Victor HUGO : Le dernier jour d’un condamné (1829)

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Il est certains classiques fulgurants, dont le temps ne parvient pas à altérer la modernité. Je découvre depuis quelques années ce puissant écrivain français, à la vie tumultueuse et engagée, véritable monstre sacré qui règne tant sur la vie littéraire que sur les événements politiques de cette France du XIXe siècle. Dans ce moment si passionnant, où, après la Révolution française, le pays se cherche et se construit sur les plans politique et économique, il incarne une conscience, sachant s’ancrer dans le passé (1) pour mieux construire une vision de l’avenir, au travers de ses prises de position politiques et de son oeuvre littéraire, indissociables (2). Je n’irai pas plus loin dans sa biographie, car je souhaite ici me focaliser sur cet opus de jeunesse magistral qu’est « Le dernier jour d’un condamné ».

Livre plein de fièvre, écrit en deux mois à peine par cet auteur de vingt-sept ans, il porte en lui toute la fougue de cette jeunesse et de cette impatience. Avec déjà une maîtrise de la construction littéraire et de la langue qui laisse sans voix. En 1832, Victor Hugo ajoute à son livre une préface dans laquelle il explique ses motivations pour être plus clair (même si à mon avis l’écrit se suffit parfaitement à lui-même). Nous sommes dans un écrit politique comme le confirme le récit que nous allons voir.

C’est un livre de dénonciation, un plaidoyer contre la peine de mort que n’aurait pas désavoué Robert Badinter (3), il contient déjà toute l’indignation qui va habiter l’écrivain tout au long de sa vie et également cette puissance et ce souffle qui emportent le lecteur d’un bout à l’autre du récit.

Pour mieux susciter l’adhésion de ses lecteurs, l’auteur, à l’instar de ce qu’a fait le cinéaste Dalton Trumbo au sujet de la guerre (4), met en scène de manière très concrète un condamné à mort qui s’adresse à nous à la première personne pour nous décrire ce qui lui arrive et ses pensées entre le moment où il sait qu’il va mourir et le moment de sa mort. Nous ne saurons rien du crime qui l’a amené là, car Victor Hugo veut en faire un exemple universel ; nous saurons par contre qu’il a une mère et une femme malades et une petite fille, dont il ne sait ce qu’elle deviendra après sa disparition. Et nous allons le suivre pas à pas dans tous ses états d’âme, de l’abattement à l’exaltation, rien ne nous sera épargné, jusqu’à ce que nous fusionnions avec le héros en une indignation nauséeuse. La prison réaliste et nauséabonde décrite de manière si matérielle finit par s’effacer devant celle, virtuelle, qui emprisonne l’esprit du personnage ; ses pensées, telles des phalènes autour d’une source de lumière, ne cessent de se heurter à cette réalité inenvisageable, à savoir la mort programmée. Adepte moi-même de science-fiction, dont c’est l’un des thèmes souvent traités, je dois dire que je n’ai jamais ressenti aussi fortement ce hiatus insupportable entre un état de vie et un état de mort. Car le héros ne cesse, mécaniquement, de se projeter dans l’avenir comme nous le faisons tous, pour se fracasser sur ce couperet immuable, tel celui d’Atropos qui coupe brutalement le fil de la vie (5). Et l’horreur surgit ici, de ces aspirations presque inconscientes broyées à l’instant où elles se font jour. L’homme de lettres fait surgir un humour très macabre qui enfonce encore le clou (6) :

« On louait des tables, des chaises, des échafaudages, des charrettes. Tout pliait de spectateurs. Des marchands de sang humain criaient à tue-tête :
– Qui veut des places ?
Une rage m’a pris contre le peuple. J’ai eu envie de leur crier :
– Qui veut la mienne ? »

Ici nous voyons une autre dimension terrible, la solitude de celui qui est dans cette situation. Son exécution devient un spectacle public (aboli en France seulement en 1939), où tous se rendent, dans une ivresse malsaine de sang doublée d’une curiosité morbide. L’écrivain nous décrit de manière clinique à la fois le mouvement de foule qui se crée autour de l’événement et le ressenti du futur exécuté.

Nous voyons déjà le Victor Hugo que nous retrouverons ensuite, curieux et attentif au monde qui l’entoure, avec un sens critique inégalé. Et il est ici magistral.

A lire absolument (150 pages, ce n’est pas le bout du monde, mais c’est une incursion vitale dans le monde)

FB

(1) Témoin ses pièces de théatre, par exemple sur Cromwell, Marie Tudor, Lucrèce Borgia…
(2) Maire du 8e arrondissement de Paris, député, opposant de Napoléon III…
(3) Voir son célèbre discours en tant que Garde des Sceaux, le 17 septembre 1981, en faveur de l’abolition de la peine de mort : http://www.peinedemort.org/document.php?choix=4738
(4) « Johnny got his gun », livre de 1939 et film de 1971 sur la Première guerre mondiale.
(5) Je ne résiste pas, au risque d’être taxée de pédantisme (et j’assume !) à une incursion dans la culture antique : Atropos ou Morta était, des trois Parques qui filaient la destinée humaine, celle qui coupait le fil à la fin de la vie.
(6) « L’humour, politesse du désespoir », Chris Marker