Exposition – Les bas-fonds du baroque, la Rome du vice et de la misère (Paris, Petit Palais, 2015)

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Hasard des calendriers des expositions à Paris, alors que le Musée du Louvre met à l’honneur la création des images religieuses catholiques à Rome et Paris entre 1590 et 1660 (1), le Petit Palais, sur la même époque et le même lieu – la capitale italienne – va nous entraîner dans un univers radicalement différent de la peinture, plutôt placée sous les auspices de divinités païennes voire diaboliques.

Pour comprendre toute la pertinence de cette exposition, il faut, je pense, se remettre dans le contexte historique de l’époque. A partir de la fin du XIVe siècle en Italie, prend corps un nouveau courant de pensée, la Renaissance, qui se propage peu à peu en Europe pendant les siècles suivants (2). Elle remet à l’honneur l’Antiquité, avec sa cohorte de dieux grecs et romains qui fleurissent dans l’iconographie, peinture et sculpture en tête. Mais elle développe surtout ce que nous appelons « l’Humanisme », qui remet l’être humain au centre du monde, jusque-là occupé plutôt par le Dieu catholique. En parallèle les populations se décloisonnent, non seulement sous l’effet du progrès technique, qui permet aux nations maritimes, Italie et Portugal en tête, de rallier des pays lointains (1492 : découverte de l’Amérique, par exemple), mais aussi par l’unification de pays très différents sous la bannière d’un même empereur, Charles Quint, qui règne jusqu’en 1588 sur les Pays-Bas, le royaume de Naples, l’Espagne et ses colonies et l’Allemagne. En marge de cela, et pour essayer d’éclaircir le hiatus des deux expositions dont j’ai parlé, la religion catholique, déjà fortement menacée par l’émergence au XVIe siècle du Protestantisme, mais, et c’est moi qui parle, par cette nouvelle pensée humaniste qui ne lui donne plus la première place, lance ce que l’on a appelé la « Contre-Réforme » après le Concile de Trente (1545-1552), pour revenir à une religion plus pure mais également plus absolue et plus contrainte. Ce courant s’étend à peu près sur la même période, à savoir jusqu’au premier tiers du XVIIe siècle.

Cette exposition s’inscrit comme un point d’orgue à la convergence de tous les mouvements dont je viens de parler. Nous sommes à Rome dans les années 1620/1650, même si certaines peintures sont ultérieures. L’Italie est devenue, à partir de la Renaissance, un passage obligé pour nombre d’artistes (3), qui viennent là se ressourcer auprès des chefs d’oeuvre antiques ; confluence sûrement encouragée par le fait que Flamands, Allemands, Napolitains et Espagnols ont le même empereur.

L’Humanisme est également perceptible ici ; Dieu, Jésus et les figures saintes de la religion traditionnelle désertent les toiles pour laisser la place à d’autres personnages, plus concrets et inscrits dans le quotidien (4) qui nous font basculer dans un monde de la marginalité. C’est une bohème artistique, à l’instar de celle de Paris au XIXe siècle, qui est évoquée ici, les peintres logeant principalement entre la Piazza del Popolo et l’Eglise de la Trinité des Monts, quartier populaire peuplé de tavernes, et menant une vie débridée (témoin la fraternité des Bentvueghels (« oiseaux de la bande ») dont les cérémonies d’intronisation tournent autour d’un baptême au vin et de beuveries sans limite (5)

Délivrés des représentations imposées depuis des siècles par la religion, les peintres font oeuvre quasi-documentaire, nous peignant les motifs de leur vie au quotidien : tavernes, diseuses de bonne aventure et bohémiennes, prostituées, mendiants, gens modestes, travestis, voilà le peuple qui traverse leur oeuvre. Avec une liberté impertinente, tels ces « pisseur » ou « déféqueur » que nous distinguons dans leurs toiles. Ces images de la vie quotidienne étaient bien sûr déjà présents dans l’art des siècles précédents, mais pour mieux rehausser l’image de Dieu.

La manière picturale est passionnante à observer. Caravage (1571-1610) est passé par là, laissant à ces peintres en héritage son goût des fonds noirs et du traitement de la lumière (l’exposition présente d’ailleurs plusieurs peintures de Valentin de Boulogne, que je tiens personnellement pour un des plus grands Caravagesques, comme sont appelés les suiveurs de ce peintre génial). Mais d’autres toiles ont une autre inspiration, celle des peintures du XVIIe siècle français et italien, de grands paysages très soignés, un peu à la façon de Poussin (voir ci-dessous le tableau de Claude Gellée, dit Le Lorrain), s’inscrivant parfaitement dans une certaine tradition de l’époque pour mieux la dynamiter en ajoutant des « trivialités » à des environnements auparavant dédiés à la divinité. Le plus intéressant dans cette veine étant sans doute la réhabilitation de ces figures populaires dans la forme du « portrait », peintures qui vont ensuite décorer les palais européens à côté de représentations de personnages riches et illustres.

Vous l’aurez compris, il s’agit d’une exposition passionnante et érudite (il est vrai qu’il faut un décryptage historique pour la comprendre) qui nous montre comment la peinture s’inscrit dans l’Histoire et comment elle se renouvelle sans cesse.

Je soulignerai également la scénographie (à part peut-être un défaut d’éclairage de-ci de-là), avec ce grand couloir représentant un plan de la Rome de l’époque, ponctué de statuaire antique ; et puis la modestie du propos : avoir résisté à la tentation d’exposer un Caravage, qui s’inscrirait ici parfaitement pour figurer les origines mais serait un appât trop facile, chapeau ! (6)

Je ne peux que vous encourager à aller voir cette stimulante exposition.

FB

Claude Gellée, dit Le Lorrain : Vue de Rome avec une scène de prostitution

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Michael Sweeverts : Un vieillard et un jeune homme

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Pieter Boddingh Van Laer : Autoportrait avec une scène de magie

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Theodoor Rombouts : Rixe entre joueurs

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Simon Vouet (un de mes préférés) : La joueuse de guitare

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(1) La fabrique des saintes images Rome-Paris, jusqu’au 29 juin 2015. (2) Plusieurs dates sont proposées pour marquer la fin du mouvement, le plus tardif tangentant le milieu du XVIIe siècle ; mais dans l’Histoire, tout n’est que progressivité, une tendance se fondant dans celle qui lui succède, le plus souvent sans césure réelle. (3) « the place to be », pourrait-on dire, ou alors peut-on aller jusqu’au it-place ? Je ne sais 😉 (4) Ne nous y trompons pas, nous sommes ici devant un parti pris de l’exposition ; ces peintres (Simon Vouet ou Valentin de Boulogne en tête) ont continué à peindre également des motifs religieux, mais pas uniquement. (5) Ah, ces populations du Nord qui migrent temporairement vers le Sud, aucune limite, et apparemment c’est ancestral. Cf. les touristes du Nord en Espagne ou en Italie de nos jours 🙂 (6) Assez de ces expositions du type « De XX (connu) à YY (connu) », qui nous montrent, entre une oeuvre de XX et une de YY, des toiles tout à fait médiocres, le tout sans propos particulier.