Pièce de jeunesse du grand écrivain français, qu’il compose en prose avant trente ans, l’oeuvre aborde la fin de la vie de Lucrèce Borgia, femme à la renommée sulfureuse, issue d’une famille riche et célèbre de l’Italie des XVe et XVIe siècles. L’auteur, qui s’affrontera ensuite aux forces de la nature (l’océan en particulier) ou aux révolutions, trouve ici héroïne à sa (dé-)mesure.
Cette Italienne connue pour sa beauté, a vu sa réputation changer au fil du temps ; de protectrice des arts et lettres, elle est devenue une femme immorale, incestueuse et meurtrière (1). Victor Hugo retient ce côté dramatique du personnage, qu’il noircit encore : ayant commis l’inceste avec son père, le Pape Alexandre VI et avec son frère César, union dont l’auteur fait naître un fils, mariée quatre fois et soupçonnée d’avoir tué ou fait assassiner ses trois premiers maris, empoisonneuse émérite… Bref, une femme sans scrupules, à l’âme gangrénée par le crime dans tous ses états, voilà comment l’écrivain nous restitue le personnage de Lucrèce Borgia.
J’avoue que, dans l’oeuvre de Victor Hugo, ce n’est pas le théatre que je préfère. Certes, nous lui devons de très beaux vers, dont certains sont tellement célèbres qu’il mènent une vie indépendante de l’oeuvre (2), mais cela n’atteint pas d’après moi la force de certains passages de prose (3) ou de poésie.
Lucrèce Borgia ne fait pas exception. L’intérêt de la pièce est à chercher ailleurs que que dans l’écriture ou dans l’intrigue ; il se focalise sur ce personnage de femme, qui, rattrapée par un fait de sa vie antérieure, se met à douter de l’existence diabolique qu’elle mène. Mais tout est déjà joué et le piège va se refermer sur elle. Comme s’il n’y avait pas de rachat possible, semble nous dire l’auteur, juste quelques crises qui ne durent pas, les mauvais penchants reprenant le dessus en fin de compte.
Dans un décor aux couleurs franches blanches, noires et rouges, qui entrent en résonance avec la candeur du jeune Gennaro, les âmes obscures de l’héroïne et de son époux et le sang des massacres perpétrés, passés ou présents, Denis Podalydès opte pour une mise en scène assez stylisée soulignée par des lumières très travaillées qui illuminent certains points de l’espace pour en laisser d’autres dans l’ombre. Lumières et couleurs font planer un mystère digne des romans gothiques anglais du XIXe siècle et sculptent devant nous une intrigue aux allures mi-Dieu, mi-démon (des moines inquiétants qui emportent les gentilhommes empoisonnés, une mort en forme de Pièta…).
Le metteur en scène a fait également un choix audacieux dans la distribution de la pièce. A l’instar de ces opéras baroques où des castrats chantent des rôles de femmes et des sopranos des partitions masculines, il confie le rôle titre à Guillaume Gallienne (4) et le rôle du capitaine Gennaro à la jeune Suliane Brahim, dans une inversion géniale. Le premier donne à Lucrèce Borgia toute l’ambigüité d’un personnage qui sait être doux et parfois dur et inflexible (5) ; la seconde est toute en fougue et candeur, comme un adolescent à l’aube de sa vie. Ce mélange des genres crée de plus une confusion qui reflète celle de Gennaro et de Lucrèce quand ils sont face à face.
A côté de ces deux grands acteurs, il faut citer Christian Hecq en Gubetta, âme damnée de Lucrèce, qui nous donne une performance tout à fait remarquable (6). Le reste de la troupe est, comme d’habitude, impeccable.
Très beau spectacle.
FB
(1) A noter qu’elle suit en cela la même trajectoire de renommée que Cléopâtre ; une femme trop libre serait-elle forcément maléfique ?
(2) » Madame, sous vos pieds, dans l’ombre, un homme est là
Qui vous aime, perdu dans la nuit qui le voile ;
Qui souffre, ver de terre amoureux d’une étoile ;
Qui pour vous donnera son âme, s’il le faut ;
Et qui se meurt en bas quand vous brillez en haut. »
[Ruy Blas]
Vous êtes mon lion superbe et généreux
[Hernani]
(3) Lisez par exemple le magnifique « Les travailleurs de la mer ».
(4) Dont nous savons depuis le savoureux film « Guillaume et les garçons à table » (2013) que trouver son identité de genre n’a pas été facile.
(5) On pourrait parfois lui reprocher un peu de cabotinage, mais passons.
(6) Déjà remarqué dans « Un chapeau de paille d’Italie » à la Comédie française, voir article sur ce blog.