Cinémas – Martti HELDE : Crosswind (2015)

crosswind

Voilà un très beau film, premier opus d’un jeune réalisateur estonien de vingt-huit ans, qui décrit une période sombre de l’histoire de son pays, la déportation en juin 1941 de 10 000 Estoniens par les Soviétiques vers les plaines de Sibérie. Entre 1930 et 1953, le pouvoir stalinien s’est comme on le sait livré à des déportations massives d « ennemis du peuple », que ce soit des catégories sociales (les Koulaks, paysans riches entre 1930 et 1932), des « peuples punis » (les Kalmouks en 1943), ou, ici, des populations baltes, vivant dans des territoires annexés en 1939/1940 (1). Nous allons suivre, au milieu de cette tragédie, le devenir d’une famille, Erna, la mère, Heldur, le père et Eliide, leur petite fille, au travers des lettres (réelles) qu’Erna adresse à son mari.

Il est difficile, face à de pareils sujets, de ne pas verser dans le pathos, comme il est également difficile d’intéresser le spectateur, qui a déjà tant vu dans le même registre. Deux écueils en apparence opposés dans lesquels le réalisateur parvient à ne tomber à aucun moment. Notamment en oubliant, en apparence, le poids de l’Histoire, pour se focaliser sur ses personnages, qui vont si bien conter leur tragédie personnelle et, par extension, celle de leur pays. Du particulier au général, à l’universel même, voilà le chemin qu’il emprunte, plutôt que l’inverse, cherchant à nous restituer une histoire humaine intemporelle, bien qu’inscrite dans des faits historiques irréfutables.

Nous nous retrouvons ainsi à faire corps avec cette famille, avec Erna surtout, dans tout son ressenti et toutes ses émotions, au rythme des lettres (superbes, droites et essentielles, nées de la résilience (2)) lues par une voix off qui se substitue aux dialogues. Nous commençons à comprendre que le metteur en scène a fait un grand travail d’élagage du superflu, à l’instar de cette correspondance toute en images fortes.

Et pour mieux nous restituer ces vies dévastées, fauchées en plein essor, le cinéaste adopte un noir et blanc superbe (3), qui souligne tout dans une fusion de mort et de linceul éclatant. Loin d’être veloutée, l’image découpe silhouettes, visages et paysages dans une lumière cinglante qui met tout à nu. Autre procédé, très original et fort réussi, que le metteur en scène conjugue avec l’absence de couleur, celui d’ordonner les comédiens en de vastes tableaux vivants immobiles, figés en pleine action, qu’il parcourt ensuite avec sa caméra. Si nous voyons çà et là un acteur bouger imperceptiblement, c’est pour mieux nous rappeler que nous sommes dans la vie, mais dans une vie figée, qui s’est arrêtée au moment de leur arrestation. Ainsi, le récit, tracé au travers de ces ensembles académiques et sculpturaux, prend une dimension d’intemporalité, élevant les différentes actions auxquelles nous assistons au rang de l’universel (et d’ailleurs, le cinéaste oppose clairement un film d’avant, où tous les acteurs bougent normalement, à ce film d’après).

Le travail autour des sons est également remarquable. Dans ce film quasi-muet s’intègrent, pendant les travellings autour des acteurs figés dans leur pose, des bruits qui déclenchent chez nous des évocations puissantes (vaisselle brisée = mise à sac d’une maison, grincement de verrous = enfermement dans un train…). Le metteur en scène avec une grande subtilité fait appel en nous à une mémoire sensorielle que nous pourrions ignorer d’habitude. Et nous avons l’impression de redécouvrir le sens de l’ouïe.

Enfin, dans la période actuelle, nous ne pouvons ignorer la dimension politique de cette oeuvre. L’annexion de la Crimée par la Russie, les aspirations de son Président à recréer la Grande Russie, qui menace les Pays baltes comme d’autres, ne sont sûrement pas étrangères au développement d’un nationalisme cherchant à montrer comment l’Histoire peut éventuellement se répéter.

C’est vraiment un film unique, chapeau bas M. Martti Helde.

FB

(1) Lire à ce propos le livre de Timothy Snyder « Terres de sang », voir article sur ce blog.
(2) Magnifique passage, par exemple, où Erna dit « quand une femme perd son mari, on l’appelle veuve, quand un enfant perd ses parents, on l’appelle orphelin, mais quand une femme perd son enfant ? Il n’y a pas de mot pour cela »
(3) Je ne sais pourquoi, j’ai pensé au magnifique film polonais « Ida » de Pawel Pawlikowski (2014), peut-être parce qu’il adoptait également ce parti pour décrire une autre tragédie.