Cinémas – Alejandro González INARRITU : Birdman (2014)

birdman

Voilà un film justement primé récemment aux Oscars (Meilleur film, Meilleur réalisateur et Meilleur scénario original (1)), dû à un metteur en scène mexicain de grand talent, Alejandro González Iñárritu. Depuis son superbe premier opus « Amours chiennes » (2000), il nous a livré plusieurs films qui ont fait date, notamment « 21 grammes » en 2003 puis « Babel » en 2006. C’est un réalisateur qui prend son temps pour élaborer son oeuvre – 5 longs-métrages en quatorze ans – ce qui renforce sans doute l’authenticité de celle-ci. Notons également que, s’il filme depuis 2001 sous la bannière des Etats-Unis, il n’en garde pas moins son originalité d’étranger, perceptible dans chacun de ses opus.

Ici, nous sentons dès la scène d’ouverture qu’il va s’agir d’un film particulier. Michael Keaton, flottant dans l’air (impossible d’en donner une autre description), assis en tailleur dos au spectateur, dialogue avec sa voix intérieure… Nous sommes captés, entraînés par de petits signes successifs dans une dimension en décalage, où tout va converger pour créer un objet filmique d’exception.

Le sujet, tout d’abord. Soit Riggan Thomson, un acteur qui a connu des heures de gloire en jouant dans un film de super-héros « Birdman », longtemps auparavant et qui tente, vers la soixantaine, de faire un retour sur les planches en montant une pièce d’après Raymond Carver « What we talk about when we talk about love » (2) à Broadway. Nous allons le suivre, lui et son entourage, pendant les quelques journées avant la première. Cela peut vous paraître classique au premier abord, ce récit des moments qui précèdent un événement, avec toute la tension qui monte et va déclencher des prises de conscience chez les protagonistes. Mais il ne s’agit pour Iñárritu que d’une super-structure qui, une fois posée, va lui servir à architecturer le reste de son propos, en plusieurs couches successives et qui font chorus. La première idée magnifique est d’adosser le film aux récits du romancier américain Raymond Carver (1938-1988), qui décrit, dans ses nouvelles, des personnages banals, dans leur affrontement aux petites difficultés et joies de l’existence et dans leurs relations aux autres, tout cela avec une très grande humanité ; il les fait ainsi confiner à l’universel (3). Et nous avons l’impression que son rayonnement va englober l’ensemble du film, des correspondances s’installant entre la pièce de théatre et les personnages, au premier plan Riggan, qui se met à exister devant nous comme un protagoniste de Carver (et nous comprenons rapidement, même s’il ne le voit pas encore lui-même, qu’il n’a pas choisi cette pièce par hasard…). Au début du film, nous voyons un homme égoïste, qui depuis longtemps n’écoute plus les personnes qui l’entourent, sa fille a plongé dans la drogue, sa femme l’a laissé, sa maîtresse est au bord de la rupture, il n’entend pas les avertissements de son meilleur ami régisseur-avocat-homme à tout faire, il veut revenir, réussir à tout prix, quitte à abandonner tout le reste… Est-ce le choix de la pièce ? Est-ce l’affrontement à cet autre ego qu’est le comédien qu’il engage, Mike Shiner (4) ? Toujours est-il que nous allons assister à une évolution radicale de Riggan, qui va trouver sa voie au milieu de ceux qui l’entourent, quitte à flirter avec le drame ; ou l’histoire d’un homme qui cherche l’amour sans le savoir et va le trouver, en nous bouleversant au passage.

A l’humanisme du romancier répond celui d’Iñárritu, dans la description qu’il nous fait de cet homme en transition. Le cinéaste excelle à décrire les affrontements entre les hommes, les crises et la violence ; les scènes entre Michael Keaton et Edward Norton sont là pour en témoigner.  Nous nous sentons cependant au centre d’un film plus apaisé, comme si toute cette dureté était mise en sourdine par rapport à ce que nous avons vu avant, dans « Amours chiennes » par exemple. Peut-être est-ce dû au temps qui passe ? Le héros ici est plus âgé que les personnages des films précédents (et le réalisateur a également vieilli), toujours est-il que s’installe ici comme une sorte de plénitude douce qui permet au réalisateur de communier avec l’écrivain. Il trouve également un autre exutoire à la violence, un humour parfois à la limite du déjanté, auquel il ne nous avait pas habitué.

Peut-être en raison de ses origines mexicaines (5), le cinéaste parsème son film de moments oniriques, comme pour nous dire que la vie reste irréductible à tout et qu’il existe en chacun de nous une parcelle de magie nous permettant de mieux l’affronter. Que ces inserts soient supposés ou réels (cf. le « pouvoir » de Riggan), là n’est pas vraiment la question.

Enfin, il faut noter un autre propos qui sous-tend le film, tendant à opposer le « théatre », soit le vrai jeu d’acteur aux blockbusters sans âme. Je n’irai pas plus avant sur ce thème, sinon pour dire qu’il permet au réalisateur de dépeindre un « Broadway » intemporel, avec ses petites salles à l’ancienne, ses bars aux lumières tamisées et ses critiques intransigeants (belle apparition de Lindsay Duncan), dans un style que ne renierait pas Woody Allen.

La mise en scène participe également de cette originalité. Tout n’est ici que bouillonnements et frémissements dans le mouvement, porté par une caméra qui suit chaque déplacement, le long des couloirs, escaliers et pièces, virevoltant dans une fluidité confondante. Elle injecte ainsi une idée de de film qui avance en permanence, comme un fil d’énergie qui relierait les personnages à l’instar de l’histoire qui est en train de se jouer. Et qu’est-ce, si ce n’est une métaphore de la vie-même ?

Et puis il y a les acteurs, tellement engagés. Nous savons que le cinéaste est un formidable directeur d’acteurs, rappelons-nous des performances de Gabriel Garcia Bernal (« Amours chiennes« ), de Charlotte Gainsbourg, Sean Penn  et Benicio Del Toro (« 21 grammes« ), de Brad Pitt et Cate Blanchett (« Babel »). Dans ce film, nous sommes très reconnaissants qu’il aie convoqué Edward Norton et Naomi Watts (6), excellents acteurs trop peu utilisés, et surtout Michael Keaton, impérial dans ce rôle (7), que dire d’autre ? Espérons qu’il pourra désormais donner la pleine mesure de son talent.

Mentionnons enfin la musique, tout à fait anti-conventionnelle, mêlant solos de batterie (inclus à maintes reprises dans le fim d’une manière tout à fait maligne) à Mahler ou Ravel, en un joyeux désordre qui veut souligner la fièvre de ces moments.

C’est donc un film absolument splendide, renversant, à voir.

FB

(1) Méta-critique du cinéma américain sur lui-même que de primer un scénario qui critique les « super-héros » alors qu’ils constituent une mine où vont puiser nombre de blockbusters en ce moment ?
(2) Littéralement « De quoi parlons-nous quand nous parlons d’amour », traduit en français, de manière impropre à mon avis par « Parlez-moi d’amour ».
(3) Je ne peux que recommander la lecture de ces nouvelles, que je tiens pour des chefs d’oeuvre. La scène d’ouverture, déjà mentionnée, en résume pour moi parfaitement l’atmosphère.
(4) En contrepoint à Riggan, comme pour mieux le souligner, ce personnage avoue ne vivre que dans le théatre, et il contribue fortement à la porosité entre pièce et film, notamment lors de la scène, spectaculaire, de la première générale.
(5) La littérature de ce pays, voire du continent, regorge d’épisodes oniriques, voir par exemple Gabriel García Márquez.
(6) Le choix de Naomi Campbell rappelle le film de David Lynch « Mulholland Drive » dans lequel elle interprétait magistralement une scène de casting.
(7) Rappelons, en forme de mise en abyme, qu’il avait eu son heure de gloire dans « Batman » de Tim Burton en 1998. Sa performance ici aurait dû lui valoir l’Oscar.