Il est certains livres qui dégagent une force tranquille, une harmonie profonde avec l’air de ne pas y toucher (ma mère me parlait récemment de la « musique » de certains ouvrages, je pense que c’est une expression très juste). Ils forment comme un tout cohérent, qui loin de s’enfermer dans des références circulaires, s’en nourrissent pour nous faire davantage ressentir la plénitude de l’univers qu’ils dépeignent. Loin de la somptuosité stylistique de certains auteurs (terminant actuellement « Absalon, Absalon » de William Faulkner, je sais de quoi je parle), ils installent autre chose de tout aussi intéressant.
A cette catégorie appartient « Alaska », publié par les Editions Gallmeister (1) petit ouvrage (par la taille !) de moins de deux cent pages, au travers desquelles l’auteur nous décrit, en de petits récits enchaînés, la vie d’enfants, et des adultes qui les entourent, en Alaska, où elle a passé son enfance.
Le style est très concret, presque hyperréaliste dans la description des moments quotidiens, les repas, la pêche au saumon à la mouche, les beuveries dans les bars, les longs trajets dans le froid, le réconfort de la chaleur. Des tableaux presque cliniques de l’homme dans ses besoins naturels fondamentaux ou dans son affrontement à une nature hostile. Il y a bien sûr un côté folklorique dans cette lecture sur un univers à la fois dépaysant et familier (et nous ne sommes pas loin d’être ces touristes qui viennent perturber les parties de pêche sur la rivière Kenai, comme dans « Le poids que tu pèses », ou ces chercheurs du récit « Ils découvrent les noyés » qui scrutent la faune, dans la vision extérieure que nous portons sur un monde enfermé sur lui-même), fascinant dans son étrangeté.
L’aigle est perché dans un arbre, il chante. Il fait ses gammes et son cri parcourt plusieurs octaves. Le scientifique enregistre les sons émis par l’aigle et note l’heure de la journée. Un bateau descend lentement le Superhole et vient s’arrêter près du scientifique.
– C’est quelque chose, ça, hein ? dit le pêcheur
Lui et la femme attendent une réponse.
Le scientifique lève son magnétophone et lève le doigt.
– Chuuuut.
– Eh bien, si vous vous y connaissiez un peu, vous sauriez qu’ils chantent tout le temps. (Le bateau du pêcheur repart vers l’aval). Ils chantent des airs d’opéra.
Mais ce n’est pas uniquement cela qui donne à l’oeuvre sa puissance abrupte. Cette dernière puise également ses racines dans la description d’une communauté humaine qui vit entre-soi, pour mieux lutter contre l’environnement difficile. En centrant une partie de ses récits sur des enfants ou de jeunes adultes, reflet, sans aucun doute, de son propre vécu, Melinda Moustakis nous plonge dans l’enchantement et le désenchantement à la fois de ces jeunes vies. Livrés à eux-mêmes – les adultes sont parfois morts ou démissionnaires, en général réduits à des silhouettes – ils survivent à leurs faims, leurs envies et leurs chagrins (justesse et beauté de la description du désespoir de Kitty petite dernière dont la mère va avoir un autre enfant dans « Morsure » ). Car côté sentiments, nous sommes plus dans l’instinct que dans quelque chose de plus raffiné. Les gestes d’amour sont rares et souvent maladroits, comme si la vie suffisait en elle-même à vous porter.
Il casse des choses – des portes, des verres, des assiettes. Il casse des os, mais seulement les siens, et il assène des coups de poing dans les murs de la cabane. Quand il rentre la plupart du temps, doux et titubant, il passe un bras autour d’elle et elle le soutient comme pour l’accompagner jusqu’au canapé, en espérant qu’il ne réveille pas leur fille. – J’aime mes femmes, dit-il, j’aime mes femmes. [Ils découvrent les noyés]
Intercalé au milieu du livre, « Un autre animal » nous conte les aventures de la jeune Ruby, qui nourrit contre rémunération les chiens de traîneau de ses voisins absents et se prend d’amitié pour un chien puis d’affection pour un homme, comme si tout était sur le même plan (2), bestialité contre humanité résiliente. Un autre thème se fait jour ici, l’osmose entre animaux et humains, comme si nous étions encore à l’époque des chasseurs/cueilleurs ; saumons, élans, ours, chiens, baleines, toutes créatures qui peuplent en filigrane la vie des femmes et des hommes presque sur un pied d’égalité, face à la rudesse de la nature froide et souvent sombre. L’eau prend ici une dimension particulière, rassemblant les espèces dans un chassé-croisé fait de parties de pêche et de baignades.
Nous sentons pourtant que cette communion va bientôt appartenir au passé. Se profile une vision d’un coin d’Amérique enclavé, domestiqué peu à peu [cf. les touristes et les scientifiques], sans vraie perspective nouvelle, comme un univers primitif où les arcanes de la civilisation auraient pris leur place (voiture, pizza, hamburger…) pour s’insérer dans les modes de vie traditionnels (pêche, traîneau) sans les faire disparaître, créant un monde hétéroclite qui ne se reconnaît plus et un microcosme humain déboussolé. Nous sentons la dépression (Polar Bear) et l’alcoolisme (Fox) rôder et prendre possession du terrain, à l’instar des insectes qui attaquent les arbres de la forêt.
Et dans cet univers blessé, qui vacille, la beauté surgit grâce aux récits sans concession qui nous sont donnés à lire sur ces êtres humains qui essayent de vivre leur vie malgré tout.
Un livre à lire, bien sûr
FB
(1) Maison d’édition à découvrir d’urgence, centrée sur la littérature américaine contemporaine, qui publie entre autres Rick Bass, Larry Mac Murtry ou Bruce Machart, par exemple, dont j’ai chroniqué des livres sur ce blog.
(2) A la fin de la nouvelle, l’héroïne cherche le chien, est-il plus important que l’homme ?