Littératures – Anne-Marie MERLE-BERAL : « Docteur, ne me dites pas tout » (2014)

AMMB

 Voilà un livre profondément humaniste et qui pose, même au-delà de son sujet, de vraies questions de société. Ecrite par Anne-Marie Merle-Béral, psychiatre depuis de longues années, entourée de médecins dont elle a pu observer la pratique, c’est une oeuvre de réflexion argumentée, mais aussi d’indignation parfois, devant des manières de faire qu’elle condamne fermement (et je dirais : elle a raison). C’est un ouvrage documenté, scientifique et structuré mais également empli d’émotion, empathie pour les souffrants, colère contre le système, ce qui le rend finalement très concret et accessible, nous permettant d’appréhender presque simplement ses aspects philosophiques.

Le propos s’articule autour de la loi Kouchner (2002), qui consacre le droit de « toute personne à être informée sur son état de santé », obtenu de haute lutte notamment grâce au lobbying d’associations de parents de malades. Ce qui est ici en jeu est la frontière de connaissances entre malade et soignant, qui remet en question le pouvoir médical dans le domaine. Avant la loi et ses prémisses (de nombreuses jurisprudences ont précédé cette loi), le médecin était souverain pour dire ou ne pas dire au malade de quoi il souffrait. L’éthique de la profession devait suffire à garantir le bon usage de cette grande liberté dévolue au corps soignant : à lui de juger si la personne était en état de recevoir le diagnostic. Bien sûr, comme toute zone de flou décisionnel, ce pouvoir entraînait des abus, mis en lumière, de manière parfois spectaculaire, au travers des diverses jurisprudences.

Maintenant tout est beaucoup plus clair, peut-on penser. Le médecin a obligation de dire le diagnostic. Plus de transparence, cela semble aller dans le bon sens, me direz-vous. Et pourtant, ce que l’auteur nous montre, au travers des témoignages et de la démonstration qu’elle en tire, c’est toute l’étendue des dégâts collatéraux qu’elle entraîne et dont nous pouvons nous demander s’ils ne sont pas supérieurs à ceux provoqués par la situation précédente. Certains des cas évoqués nous amènent à être en osmose avec Emil Cioran, lorsqu’il dit « La vérité, il faut bien le dire, est intolérable, l’homme n’est pas fait pour la soutenir ; aussi l’évite-t-il comme la peste. Qu’est ce que la vérité ? Ce qui n’aide pas à vivre » (1). Nous pourrions également, à l’appui du philosophe, faire appel à la sagesse populaire, qui dit la même chose au travers du dicton « Toute vérité n’est pas bonne à dire ». Faut-il systématiquement annoncer à un patient qu’il est atteint d’un cancer, sans tenir compte de la recevabilité d’une telle nouvelle ? C’est faire fi des fondements de la communication, qui suppose un émetteur (là nous l’avons bien, le médecin) et d’un récepteur (a priori ici le patient, qui doit être en capacité de recevoir le message, c’est à dire de l’intégrer et d’en faire quelque chose de positif).  Nous sommes ici, comme tant de fois, devant une obligation de moyens faite au corps médical, sans préoccupation du but final de la médecine, qui est de soigner et de sauver les gens. S’il est plus recevable pour un malade de ne pas savoir de quoi il souffre (2), parce que cela va porter atteinte à sa dignité et obérer ses chances de survie, pourquoi pas ? Sans compter que dans bien des cas, ce mensonge est consenti, porté à deux, malade et médecin, dans un non-dit mutuel ; dimension psychologique complexe qu’une loi ne peut trancher sans dégât.

Tout cela, Anne-Marie Merle-Béral nous le dit, en un discours franc et clair. Elle va plus loin en conjuguant les effets de cette loi à l’évolution du corps médical. Ce qui était un métier reposant fondamentalement sur la vocation à soigner les autres, respecté et admiré, et bientôt envié car ce pouvoir assis sur un savoir ontologique lui rapportait également la richesse, a été successivement démantelé par les différentes forces politiques qui se sont succédé à la tête du pays, cédant ainsi aux évolutions sociétales de l’époque. Bien sûr, ma démonstration souffre des exceptions et heureusement, car il faut vraiment avoir la foi pour être de nos jours médecin hospitalier, sans moyens, face à des patients de plus en plus exigeants, glissement pernicieux et insensible d’une obligation de moyens (j’ai tout fait pour le sauver) à une obligation de résultat (je dois le sauver sinon je suis coupable), arithmétique et simpliste, faisant fi de la complexité de l’être humain, tant physique que psychologique (3). Ainsi, la médecine devenant de plus en plus un métier inhumain à tous les sens du terme, respect en chute libre, sphère d’autonomie rétrécie, risque financier accru du fait des procès possibles et du coût des assurances qui en résulte, pression des résultats, les médecins n’ont plus la même sérénité d’esprit pour faire face à leur difficile tâche (qui d’entre nous, soyons honnête, assumerait quotidiennement d’annoncer la déchéance physique ou mentale ?). Et cela rejaillit sur la manière de traiter le malade, forcément. Tel un alchimiste qui s’ignore, nous créons la médecine que nous méritons, façonnée par le principe de précaution, le droit de savoir et celui de croire que nous sommes au niveau de celui qui nous parle (nous pourrions faire sans difficulté le parallèle avec le corps enseignant face aux parents).

Il faut raccrocher l’origine de cette loi à une évolution de société profonde et qui menace de nous submerger, l’affirmation du droit de l’individu, dont j’ai parlé si souvent sur ce blog ; si le XVIe siècle a remis l’Homme au centre de l’Univers, au sens de la connaissance, les XXe et XXIe siècle affirment l’individualité et le pouvoir de chacun à être ce qu’il veut et à faire ce qu’il veut, dans certaines limites, il est vrai, limites sans cesse repoussées cependant (4). Moi, homme ou femme, je suis donc l’égal de n’importe quel professionnel auquel j’ai à faire, et, bien aidé en cela par internet,  je vérifie ce que me dit l’entrepreneur, le médecin, l’assureur, l’enseignant. J’ai à la fois le droit que l’on me dise tout mais aussi celui de me protéger et d’incriminer un autre lorsqu’il m’arrive quelque chose. Vous conviendrez avec moi, même si mes propos sont un peu caricaturaux, qu’une société bâtie sur de telles fondations a des limites. Et la loi accompagne pourtant ce mouvement, ne cessant de promouvoir les droits des personnes.

C’est toute cette réflexion qui est au coeur de cet excellent ouvrage, porté avec discernement et sagesse par Anne-Marie Merle-Béral, que je remercie ici sincèrement.

Et je voudrais aussi mettre en lumière le chapitre si éclairant de Marie-Hélène Douchez-Bernard, juriste émérite, qui décrypte pour nous cette loi avec précision et clarté.

C’est donc un livre que je ne peux que recommander, salutaire pour notre réflexion collective (et non individuelle !)

Un grand merci

FB

(1) Citation extraite de l’ouvrage.
(2) Issue moi-même d’une famille de médecins, je rend hommage ici à mon père, qui confronté à des cas complexes, a su, je pense « doser » ses propos face à ses différents interlocuteurs, comme on « doserait » des médicaments en fonction des organismes, pour qu’ils soient le plus efficaces possibles, ainsi que je l’ai compris au travers de ses récits.
(3) Je vous renvoie, quelques articles plus bas sur ce blog, au film « Hippocrate », très éclairant sur le sujet.
(4) Espérons que le XXIIe siècle amorcera un reflux de la tendance, sinon nous sommes mal partis 😉