Que voilà un film complexe et passionnant ! Tourné par un cinéaste que l’on ne présente plus, Fritz Lang, qui comme un certain nombre d’autres (Ernst Lubitsch, Franck Capra…) a commencé sa carrière en Europe et a ensuite émigré aux Etats-Unis, après avoir réalisé une œuvre très personnelle (notamment la « série » des Docteur Mabuse), dont ses films américains vont se ressentir, et qui va percer sous tous les codes mis en place par Hollywood.
Celia Barett (Joan Bennett), jeune héritière revenue de tout, rencontre à l’occasion d’un épisode dramatique au Mexique, Mark Lamphere, architecte et c’est le coup de foudre réciproque. Malgré le fait qu’elle ne sait presque rien de lui, elle l’épouse. Et peu à peu, notamment au gré de révélations sur la vie de Mark (il a été marié, il a un fils de ce premier mariage), le doute s’installe en elle…
Ce film repose sur trois piliers d’égale importance, un scénario bien mené, des acteurs impressionnants et une mise en scène somptueuse.
Au commencement, nous sommes dans un univers qui nous est familier, une héritière de New-York des années quarante, icône de mode, qui n’en fait qu’à sa tête, y compris avec les hommes et promène son ennui fortuné dans le monde. Et puis tout bascule lors d’une scène de bagarre au couteau, avec cet homme magnétique surgi de nulle part au milieu du danger, et qui emporte son cœur. Nous nous retrouvons ensuite dans un univers légèrement décalé, sur un registre plus grave et presque triste. La joie de la jeune mariée se heurte rapidement au sérieux des deux autres figures féminines (Caroline, sa belle-soeur et Miss Robey, sa secrétaire) et à l’emprise de la grande demeure sombre des Lamphere ; à tel point que sa meilleure amie, bavarde impénitente et pleine d’esprit, qui était parfaitement dans le ton lors des scènes mexicaines, et qui la visite lors d’une fête, apparaît comme « hors jeu », complètement à côté des principaux protagonistes, avec son humeur primesautière. Car le cinéaste veut nous pénétrer du drame qui se joue : nous ne sommes pas dans Cendrillon mais dans Barbe-bleue – et l’histoire de la pièce fermée à clé, que Celia brûle d’aller voir, ne peut que nous renforcer dans cette idée. Peu à peu, l’inquiétude s’installe et le film m’a fortement rappelé ceux d’Alfred Hitchcock, en particulier « Soupçons », « Rebecca » pour l’escalade de la peur dans un couple, où finalement personne ne connaît l’autre, mais où cette méconnaissance est transcendée par l’amour. Nous pouvons aussi citer « La Maison du Dr Edwards » , pour les thèses psychanalytiques développées ici. Fritz Lang a probalement vu ces œuvres, antérieures à la sienne ; il faut également prendre en compte l’essor fulgurant de la théorie psychanalytique aux Etats-Unis au moment de la Deuxième Guerre Mondiale, qui voit l’émigration de nombre de psychanalystes européens (notamment Anna Freud). Nous sommes donc face à une histoire qui explore l’inconscient d’un homme, et l’héroïne va être le catalyseur de cette introspection (1).
La différence avec les films d’Alfred Hitchcock est de taille. Chez ce dernier, les héros sont le jouet de phénomènes qu’ils ne comprennent pas, car ils sont manipulés par des forces qui les dépassent. Souvent pris entre le marteau et l’enclume (les « méchants » qui en veulent à leur vie et la police qui les croit coupables des méfaits commis par les « méchants »), ils sont obligés de résoudre les énigmes qui leur sont posées, juste par esprit de survie. Ici, rien de tel, les personnages affrontent leur destin, ils sont leurs propres Dei ex machina, et n’en sont que plus forts, car ils arrivent à déjouer le sort en le prenant en main. Ainsi, l’héroïne est un mélange complexe d’abandon de volonté (à l’être aimé) et de résistance au fatum, refusant la voie de la facilité ; ainsi également, le héros arrive à surmonter son incapacité née de l’inconscient pour s’inscrire dans la vie.
Pour interpréter ces personnages libres, qui vont arriver à surmonter ce qui était joué d’avance, deux acteurs d’exception, Joan Bennett et Michael Redgrave. J’ai été particulièrement frappée par l’intensité de leur jeu ; ils habitent véritablement leurs personnages, et avec une grande justesse, nous font ressentir toute la palette de sentiments complexes qui s’emparent d’eux dans cette histoire trouble. Michael Redgrave, grand acteur de théatre anglais, qui peut passer avec subtilité d’une émotion à l’autre en un instant, est particulièrement impressionnant.
Enfin, troisième pilier du film, la mise en scène. C’est une oeuvre géométrique, comme si le cinéaste avait ramené un peu de l’architecture du Bauhaus au coeur des images. Architecturé autour de la lumière et des ombres, le film relève plutôt du « carré » que du « rond », si je peux m’exprimer ainsi. L’univers familier d’une maison cossue à la campagne se heurte sans cesse à des angles qui zèbrent les plans (escalier, porte, toutes figures a priori placides, qui prennent des allures inquiétantes sous nos yeux). Et tout cela est d’une grande beauté, sans maniérisme, comme évident.
C’est un grand film à voir.
FB
(1) Nous ne nous attarderons pas sur la réalité des problèmes psychanalytiques ni sur leur véracité ; ils ne sont qu’un des piliers de soutainement du film.