Littérature – Robert Louis STEVENSON (1850-1894) : Le Maître de Ballantrae (1889)

J’ai déjà eu, assez récemment, l’occasion de parler sur ce blog de « L’île au trésor », une des oeuvres magistrales de l’écrivain écossais Robert Louis Stevenson*, dont vous connaissez également, je pense, « Dr Jekyll et Mr Hyde ». Voilà un autre opus de cet auteur, assez court lui aussi (environ trois cent pages), mais d’une densité d’écriture impressionnante et qui se trouve en quelque sorte à mi-chemin entre les deux précédents.

Le livre nous conte l’histoire entrelacée, sur une période assez longue (plus de vingt ans) de deux frères, James et Henry (il paraît que Stevenson a choisi ces deux prénoms d’après le nom d’Henry James, un de ses amis chers)  Durie de Durrisdeer, Lords écossais dont nous faisons la connaissance au moment de la rébellion des Jacobites, menée par le Prince Charles-Edouard, descendant du roi Jacques II Stuart, destitué en 1688, qui s’achève par sa défaite sanglante lors de la bataille de Culloden en 1746. Selon la tradition, c’est le cadet, Henry, qui doit partir se battre, pendant que l’aîné reste au château. Mais devant l’insistance de James et après tirage au sort qui lui est favorable, c’est ce dernier qui partira. Il est tenu pour mort, Henry épouse sa promise, Miss Alison, et gère le domaine. Mais James réapparaît…

Deux frères en miroir… – L’auteur nous décrit deux caractères qu’il oppose sans manichéisme dès le début du livre. Le premier, James, est l’archétype du méchant homme et pourtant capable d’une telle séduction qu’il retourne à maintes reprises son ex-fiancée et son père à son avantage ; il parvient même à passer dans l’opinion publique pour la victime, voire pour le gentil de l’histoire. Semblable à Mephistophélès, prince de l’enfer, dans sa noire séduction, il nous rapproche du monde des démons, de par ses agissements sournois et mauvais, sous couvert d’abords attirants et magnétiques. Stevenson met dans son souci à le décrire ainsi, toute la fulgurance qu’il a employée pour Mr Hyde. Face à cette personnalité imposante, autant par sa présence que dans son absence (ce n’est sûrement pas par hasard qu’il est nommé au long du livre par le nom de « Maître », ce qui en dit long d’après moi sur l’emprise qu’il exerce sur les protagonistes), se trouve son frère Henry, homme terne, voué au rôle d’éternel second, incapable de saisir les opportunités dans toutes leurs possibilités, obsédé qu’il est par son aîné. S’il épouse Alison, c’est dans l’ombre planante de ce dernier dont elle était éprise, et alors qu’il est sincèrement amoureux d’elle, il ne peut transcender cet état de fait. Nous ne savons pas s’il s’agit d’un homme bon, comme le proclame Mackellar, son homme de main, car ce dernier le décrit en contrepoint à son frère. Il nous laisse l’image d’un homme assez solitaire, qui ne veut pas de problème, mais qui, poussé à bout par son frère, va voir naître en lui une haine implacable, sans retour en arrière possible. C’est le seul des protagonistes, à l’exception de Mackellar, que le Maître ne parviendra pas à amadouer dans le fond. Très conscient de ses devoirs – avec un fond de culpabilité lié au fait qu’il jouit de l’héritage à la place de son frère qui le pousse à céder à son chantage financier dans un premier temps – il continuera jusqu’au bout, malgré leurs affrontements, à lui assurer de quoi vivre. Et pourtant nous assistons dans le même temps à cette montée de haine régulière et irréductible envers ce double, qui est à la fois tout ce qu’il ne voudrait pas être et tout ce qu’il souhaiterait être. Un personnage flamboyant, qui ose bousculer une vie a priori tracée, amour de choix de la femme que lui-même a épousé « en seconde main », fils préféré du père, malgré les remords et protestations de ce dernier, un homme qui ose prendre toute son envergure, fût-ce dans le Mal. Tout ce que le pauvre Henry, timoré et docile, ne parvient à entreprendre ; et cette énergie inemployée se transforme chez lui en violence intérieure qui va finir par se déchaîner, implacable. La grande finesse de l’écrivain se trouve là, dans la manière d’opposer ces deux frères, dans leurs actes mais pas dans leurs caractères : Henry n’est pas un homme juste et bon en double inverse de son aîné, seulement un être humain comme tous les autres, sans courage particulier, affronté à quelque chose qui le dépasse. Nous avions déjà noté cette absence de manichéisme dans « Dr Jekyll et Mr Hyde », elle est ici portée à sa quintessence.

… Avec comme terrain de bataille le vaste monde… – En contrepoint au huis-clos qui unit et sépare ces cinq personnages, l’auteur se plaît à nous dérouter en ouvrant son récit à mille péripéties. Après avoir installé son intrigue historiquement (la bataille de Culloden) et géographiquement au coeur de l’Ecosse, pays propice, dans l’imagerie de l’époque, à un duel familial en milieu fermé, il s’amuse (je pense qu’il n’y a pas d’autre mot) à nous embarquer sur mer à bord d’un bateau de pirates, à nous faire visiter les Indes et, finalement, à nous entraîner dans le nouveau monde, New-York puis Albany. A l’intrigue gothique qui nous attendait, pleine de pièces obscures de châteaux médiévaux à peine chauffés, de solitudes boisées et enneigées et d’intrigues mêlant méchanceté humaine à souffle diabolique surnaturel, il substitue l’atmosphère aventureuse (et lourde, quand même) de traversées en mer rappelant fortement « L’île au trésor » et d’incursions en terres inconnues. Nous ne pouvons nous empêcher de rapprocher ces changements rapides de décor à la genèse de l’écriture du livre, commencé dans les Adirondacks (montagnes au nord de l’Etat de New-York, Etats-Unis)  et terminé lors d’un voyage dans les mers du Sud vers les Samoa. Tout cela reste cependant fort surprenant, tant dans la rapidité de changement de lieu, que dans la continuité d’atmosphère. En effet, pas de rupture sensible dans le rythme du récit malgré ces pérégrinations, comme s’il n’y avait aucun échappatoire et que, quel que soit l’éloignement géographique entre les deux frères, ils restaient centrés sur l’autre, prêts à se retrouver pour en découdre. C’est ici une vraie force de ce roman, qu’il faut souligner, celle d’arriver à nous faire voyager en nous laissant sur place (j’espère que vous avez compris ! 😉 ). En cela, nous pourrions dire que l’auteur use d’un procédé quasiment photographique, incrustant l’image nette des deux protagonistes, en prise de type portrait à plusieurs environnements successifs, vastes et un peu flous.

… Et en guise d’écriture, un tour d’horizon des modes de l’époque… – Si la ligne de force du style de Stevenson, précis, choisi et percutant, accompagne tel un filigrane l’ensemble de l’histoire, répondant au motif central et resserré de l’oeuvre, les relations d’Henry et de James, il nous promène également dans des environnements qui nous font voyager au travers de différentes atmosphères évoquant irrésistiblement des oeuvres contemporaines ou plus anciennes. Ainsi, toute la partie initiale en Ecosse nous fait penser à Walter Scott (1771-1832), et la citation patriotique de la bataille de Culloden n’y est pas pour rien. L’auteur affirme sa parenté au grand écrivain écossais, pays où il a également vu le jour. Se remarquent également ici des accents venus tout droit des romans d’Ann Radcliffe (1764-1823), une des pionnières anglaises du « roman gothique », qui a pour leitmotiv les péripéties d’une jeune héroïne face aux forces du Mal, avec maints détails censés faire dresser les cheveux sur la tête du lecteur. La description des terres d’aventure, bateau pirate et contrées lointaines, nous rappellent le rôle d’initiateur qu’a endossé Stevenson dans ce domaine, à l’instar du Français Alexandre Dumas (1802-1870) ou de l’Anglais Joseph Conrad (1857-1924), ses contemporains. Quant à l’atmosphère maléfique et presque surnaturelle qui enveloppe James, elle nous renvoie à l’Américain Edgar Allan Poe (1809-1849). Ainsi l’auteur réussit une synthèse a priori improbable entre divers courants de la littérature, déjà présents dans ses oeuvres, tout en conservant sa personnalité. Hasarderai-je que nous nous trouvons ici devant un livre reflet de sa vie errante, particulièrement sensible vu sa situation personnelle quand il l’écrit (voir plus haut) ? Oui, tout à fait. Ancré dans ses origines écossaises, assumées et magnifiées, le roman traverse ensuite, dans le sillage même de l’écrivain, des pays divers et éparpillés, dans lesquels, loin de se perdre, il garde son intégrité narrative.

Je voudrais également souligner une couche de complexité supplémentaire rajoutée par le procédé narratif choisi par Stevenson, qui consiste à emboîter des récits faits par des protagonistes aux visions contrastées, comme s’il rajoutait des filtres à l’appareil photo initial (voir plus haut). Au propos du début de l’oeuvre, neutre dans son récit, se substitue rapidement celui de Mackellar, favorable à Henry, entrecoupé de ceux de compagnons du Maître en grande admiration pour ce dernier, dans les épisodes lointains. Si elle ne va pas sans quelques maladresses et lourdeurs à certains moments, cette manière de récit contraste davantage les faits rapportés, laissant une certaine latitude d’interprétation au lecteur.

C’est un livre à lire avec lenteur pour en apprécier toute la complexité (et je recommande, dans l’édition « Folio Classiques », la post-face de Jean Echenoz).

* Je ne reviendrai pas sur la biographie de l’auteur, je vous invite à vous reporter à l’article sur « L’île au trésor », sur le même blog.