Voilà un ouvrage d’histoire contemporaine passionnant, sous plusieurs aspects que je vais essayer de développer ici. Etant historienne de formation, je pourrais m’attacher à la véracité des éléments qui y sont présentés, mais premièrement je ne possède pas les connaissances nécessaires sur la période et ensuite, cela me paraît un débat un peu stérile dans ce blog, qui se veut généraliste et compte donner une vue d’ensemble sur un certain nombre de sujets. J’abandonne cela aux spécialistes du domaine, qui en parleront bien mieux que je ne ferais (1).
Timothy Snyder est professeur d’histoire à l’Université de Yale, spécialiste de l’histoire de l’Europe centrale et orientale. Né en 1969 aux Etats-Unis, il a passé presque dix ans en Europe, parle cinq de ses langues et en comprend une dizaine. Il est Docteur de l’Université d’Oxford et a reçu nombre de prix pour ses publications, notamment pour cet opus « Terres de sang – L’Europe entre Hitler et Staline ». Dans cet ouvrage, l’auteur passe en revue les massacres perpétrés par les régimes soviétique et Nazi dans un territoire englobant la Biélorussie, la Pologne, l’Ukraine et une frange des pays limitrophes, globalement entre 1930 et 1950. Au vu de son parcours personnel à cheval entre plusieurs cultures, nous pouvons penser qu’il est à même de jeter un regard nouveau sur notre histoire de vieux monde, et c’est tout à fait le cas.
Le premier intérêt du livre, sa fulgurance pourrait-on dire, est d’aborder en parallèle deux des grandes questions politiques et criminelles de l’Europe du XXe siècle, fondées par le Régime stalinien et l’Allemagne hitlérienne, selon un angle nouveau, purement géographique. Nous sommes habitués à des histoires nationales (histoire de l’Allemagne nazie, de la Pologne, de l’U.R.S.S., etc.), sûrement en raison de la difficulté que nous avons encore à nous extraire de notre traumatisme, pas si éloigné que cela, et ce focus inédit qui consiste à considérer une portion de territoire, livrée aux flux et reflux de ces deux protagonistes dans leur furie meurtrière, est inédite. Elle permet tout d’abord de mesurer le calvaire de ces pays, qui passent d’un envahisseur à l’autre, les laissant chaque fois exsangues. Ce sont plus de 14 millions de morts qui joncheront ces terres dans la période, Juifs, populations locales (souvenez-vous du massacre de Katyn qui décapite l’élite polonaise), prisonniers de guerre russes, paysans ukrainiens… Devant une Europe muette. Et pour cause : la Pologne, dont le sort pourrait susciter une réaction en raison de sa proximité géographique, a déjà subi trois partages au XVIIIe siècle (1772, 1793 et 1795) sous l’égide de la Russie, de la Prusse et de l’Autriche, qui se sont arrogées chacune une partie du pays. L’intégrité retrouvée par le pays en 1918, au sortir de la Première Guerre Mondiale, ne durera que jusqu’en 1939, date à laquelle U.R.S.S. et Allemagne Nazie se partagent de nouveau les territoires. C’est un pays abandonné depuis longtemps aux appétits de conquête des Puissances qui l’entourent et le dernier démembrement s’inscrit en continuité des autres.
L’ouvrage nous donne également à voir la complexité des rapports entre l’Allemagne et l’U.R.S.S., deux puissances cherchant la domination, qui passent d’une période d’observation à une alliance forgée entre elles par le pacte germano-soviétique (dit Ribbentrop-Molotov) en 1939, puis à une guerre ouverte entre elles à partir de 1941. Pour plus de lisibilité, l’ouvrage se concentre sur les seules tueries, laissant en arrière-plan le récit de la guerre elle-même (la bataille de Stalingrad est à peine évoquée) ou les vicissitudes intérieures des deux pays (sauf si elles permettent de mieux comprendre le sujet). Et pourtant, malgré cet aspect a priori limité du propos, il ouvre avec une grande finesse sur l’histoire globale de cette époque. Nous comprenons notamment une partie importante des mécanismes de fonctionnement de Staline, dans sa paranoïa intrinsèque réelle ou instrumentalisante, prêchant contre tel ou tel ennemi intérieur ou externe (koulaks ukrainiens, Juifs, Polonais, Allemands), pour mieux assujettir le reste des populations.
Le livre nous offre également une occasion exceptionnelle de comparer l’utilisation de la violence par les deux régimes et nous ne saurions dire lequel l’emporte dans le domaine. Extermination systématique des Juifs contre déplacement de populations entières en territoire soviétique, tueries inhumaines des prisonniers russes contres meurtre par famine de plusieurs millions d’Ukrainiens, comment organiser une échelle de valeurs dans cet océan de meurtres ?
Incise : un livre de cette trempe vient bousculer notre imaginaire collectif français autour de l’extrême-droite et de l’extrême-gauche. Ma volonté ici n’est pas de polémiquer, plutôt de poser une question neutre pour essayer de comprendre pourquoi, alors que nous avons condamné dès l’origine les agissements hitlériens, nous avons excusé (en fermant les yeux) le régime stalinien si longtemps. Je livrerai, quitte à me mettre en défaut, quelques pistes sur le sujet. Il y a tout d’abord le fait que les Nazis ont envahi la France, c’était un ennemi de proximité qui a touché nombre de familles dans leur chair, alors que l’U.R.S.S. était bien loin. L’imaginaire mémoriel qui s’est bâti autour de cette irruption violente dans notre vécu, et de son point d’orgue en matière d’horreur, les camps de concentration, nous rend extrêmement sensibles à toute dérive extrême-droitière. Je pense qu’il faut aller plus loin dans la réflexion cependant. L’origine de la structuration d’une vie politique dans notre pays commence avec l’émergence d’un mouvement de Gauche (2) qui se détache d’un ensemble politique jusque-là non-dit, la royauté, cette dernière se retrouvant de fait qualifiée de « Droite », par opposition mécanique. Elle se retrouve ainsi placée dès le début, à la fois dans une position défensive, obligée de s’inscrire en réaction à la Gauche, mais également, et c’est ici que je veux en venir, comme la force qu’il faut combattre. Et la vie politique aux XIXe et XXe siècle en France va se rallier à cet historique de fondation politique, davantage sensible aux écarts de la Droite qu’à ceux de la Gauche (d’où les réactions du corps social aux mouvements tels le coup d’état manqué du Général Boulanger en 1889 ou la répression des manifestations du 6 février 1934). En résulte, je pense, et sans jugement de valeur, une plus grande tolérance à l’extrême-gauche qu’à l’extrême-droite dans notre pays.
Autre intérêt de cet ouvrage, il est très accessible. Nous sentons que l’auteur a à coeur de nous transmettre quelque chose, avec une pédagogie remarquable pour une personne si cultivée sur le sujet. C’est assez rare pour être souligné, car nombre d’auteurs, fort savants, ont du mal à vulgariser leurs connaissances pointues. Ici, nous sommes face à un altruiste, qui a de plus les moyens de l’ouverture qu’il met en oeuvre. Nous repérons de ci de là quelques procédés sur lesquels il s’appuie, insérer de nombreuses cartes des pays concernés, entremêler à son récit quelques témoignages poignants pour nous faire sentir le poids humain de ce qu’il énonce, reformuler faits et chiffres pour que nous les intégrions mieux. Tout cela est d’une grande clarté et se laisse lire presque à l’instar d’un roman (très noir, disons-le).
Enfin, je voudrais dire qu’il est particulièrement à propos de lire « Terres de sang » dans cette période troublée autour de la Crimée et de l’Ukraine. Loin de moi l’idée de comparer le régime soviétique à celui qui prévaut actuellement en Russie et pourtant ce livre induit comme une résonance entre histoire actuelle et passée qui est fort intéressante.
Je recommande absolument, même aux novices en la matière.
FB
(1) Que l’on me comprenne bien, je ne dénigre pas ici la critique détaillée d’ouvrages scientifiques, qui me paraît absolument nécessaire pour faire avancer les connaissances.
(2) Saviez-vous que les appellations de « Droite » et « Gauche » qui caractérisent actuellement nos mouvements politiques viennent de la disposition spatiale des différentes factions dans l’Assemblée nationale de 1789 : à droite du Président de l’Assemblée se regroupent les partisans d’un veto royal (qui veulent laisser au Roi la possibilité d’intervenir dans la vie politique) et à gauche les opposants au veto.