George Perec (1936-1982) est un écrivain français, étoile filante trop tôt disparue dans le ciel littéraire, fulgurant et plein d’originalité. En guise de contexte, il faut savoir que ses parents étaient juifs polonais, que son père est mort en combattant en 1940 et que sa mère est morte à Auschwitz. Est-il permis de penser que son art à manier l’absurde et la dérision lui viennent de là ? et que les jeux littéraires sont une forme de distanciation ? C’est une hypothèse que j’avance.
C’est une homme tout à fait à part, autant hanté par les mathématiques que par la littérature. Et presque naturellement, nous le trouvons à l’origine de l’OuLiPo (Ouvroir de Littérature Potentielle), aux côtés de Raymond Queneau et d’Italo Calvino (deux auteurs que j’aime beaucoup) fondé en 1961 et qui est toujours actif (voir l’excellente émission « Les papous dans la tête » sur France Culture, où officient certains de ses membres comme Hervé Le Tellier ou Jacques Jouet). Il s’agit de fonder une littérature systémique, qui se donne à elle-même des contraintes quasi arithmétiques et doit jouer avec elles. Par exemple, dans « Le château des destins croisés » (1973), Italo Calvino met en scène des voyageurs qui, rendus muets, vont raconter leur histoire via un jeu de tarot. Raymond Queneau, dans son opus « Exercices de style » (1947), raconte la même histoire (un homme montant dans un autobus à l’heure de pointe) dans des variations de style étonnantes. George Pérec écrit « La disparition » (1972), livre lipogramme en « e » (il s’agit de ne pas utiliser la lettre « e » dans le cours du récit – essayez et bon courage à vous !). D’autres jeux littéraires sont expérimentés par l’OuLiPo, comme le « S+7 », qui consiste, dans un texte donné, à remplacer chaque substantif par le substantif se situant en septième place après sa définition dans un dictionnaire ; les résultats, souvent surprenants, ne sont pas loin de l’oeuvre des Surréalistes.
George Perec est devenu un maître sur le sujet, expérimentant toutes les formes de jeux de texte en contrainte, jusqu’à être une référence en matière de mots croisés. On lui doit un chef d’oeuvre, de mon point de vue, « La vie mode d’emploi » (1978), histoire d’un immeuble dans le XVIIe arrondissement de Paris, au travers de laquelle nous voyons passer méthodiquement toute l’humanité, incarnée par les habitants de l’immeuble. En sous-jacent, non perceptible par mes modestes capacités mathématiques, l’ouvrage est une illustration du « problème du cavalier » (comment la pièce d’échecs, le « cavalier » peut-elle parcourir toutes les cases d’un échiquier sans passer deux fois par la même case ?) et se fonde également sur la figure du « bi-carré latin orthogonal d’ordre 10 » (comment distribuer sur 100 cases, dans un carré de 10 sur 10, un couple de nombres de manière à ce que tous les couples soient différents, par ligne et par colonne). Je vous renvoie à un article très clair sur le sujet : http://pierre.campion2.free.fr/kerjan_perec.htm. Il va sans dire que toute cette mécanique est imperceptible, pour le commun des mortels, dans ce roman qui reste un livre accessible et excellent.
Je citerai également son roman « Les choses » (1965), magnifique variation sur le matérialisme ou comment les objets finissent par être un succédané aux insatisfactions d’un couple.
J’ai aussi beaucoup aimé son livre « Tentative d’épuisement d’un lieu parisien » (1975), dans lequel l’auteur s’installe sur un banc Place Saint-Sulpice à Paris, pendant trois jours, notant tout ce qu’il voit.
C’est un écrivain hors norme, extrêmement brillant et plein d’acuité, qui se joue des lettres et des chiffres avec une aisance confondante, les renvoyant à leur seul rôle de média, un peu dérisoire, entre lui et le monde.
Il fait preuve d’un humour surprenant et je vous invite à lire « Cantatrix sopranica L. et autres récits« , ouvrage posthume, où il plagie des publications scientifiques. L’article « Experimental demonstration of the tomatotopic organisation in the Soprano (Cantatrix sopranica L.) » qui donne son titre au recueil, décrit – en anglais – les effets du lancer de tomates sur les cantatrices défaillantes et a été inséré dans un « mélange » qui a été offert à Mme Bonvallé, directrice de recherche à l’INSERM, où travaillait George Perec, à l’occasion de sa retraite. Vous y trouverez également une biographie fort drôle de Marcel Gotlib (le père de « L’écho des savanes » et de « Fluide glacial »).
Pour en venir au livre que je veux vous présenter, « L’art et la manière d’aborder son chef de service pour lui demander une augmentation de salaire », qui est également un écrit posthume, se situe dans la droite ligne de l’OuLiPo. Fasciné par un « diagramme de choix » de l’entreprise Bull (vous savez, les schémas avec des flèches et des choix de type oui/non, voir celui qui sert de filigrane au livre plus bas), il imagine une histoire courte et non ponctuée, suivant à la lettre et décrivant le diagramme en question. L’histoire met en scène un employé qui veut demander une augmentation de salaire à son chef et rencontre nombre d’obstacles. Vont intervenir successivement, l’absence du chef, l’humeur de la secrétaire, le menu du repas à la cantine, la rougeole… Comme autant d’obstacles renvoyant le narrateur à la case Départ. Pour mieux vous convaincre, en voilà le début.
« Ayant mûrement réfléchi ayant pris votre courage à deux mains vous vous décidez à aller trouver votre chef de service pour lui demander une augmentation vous allez donc trouver votre chef de service disons pour simplifier car il faut toujours simplifier qu’il s’appelle monsieur Xavier c’est à dire monsieur ou plutôt mr X donc vous allez trouver mr X là de deux choses l’une ou bien mr X est dans son bureau ou bien mr X n’est pas dans son bureau si mr X était dans son bureau il n’ y aurait apparemment pas de problème mais évidemment mr X n’est pas dans son bureau vous n’avez donc guère qu’une chose à faire guetter dans le couloir son retour ou son arrivée mais supposons non pas qu’il n’arrive pas en ce cas il finirait par n’y avoir plus qu’une seule solution retourner dans votre propre bureau et attendre l’après-midi ou le lendemain pour recommencer votre tentative mais chose qui se voit tous les jours qu’il tarde à revenir en ce cas le mieux que vous ayez à faire plutôt que de continuer à faire les cent pas dans le couloir, c’est d’aller voir votre collègue mlle Y que pour donner plus d’humanité à notre sèche démonstration nous appellerons désormais mlle Yolande [….] »
Et c’est jouissif ! Je l’ai lu pour la première fois, en entier, dans un aller/retour en métro et je contenais à peine mon hilarité. Nous sommes bien sûr dans le comique de répétition voulu par le schéma choisi, et cela fonctionne vraiment bien.
Je ne peux que recommander ce petit opus (70 pages tout mouillé), qui vous enchantera. En espérant que cela vous conduira vers la découverte de l’oeuvre de cet auteur, génie atypique.
FB