Il était une fois, au « Sud des nuages » (traduction de « Yunnan », province du sud-ouest de la Chine, frontalière du Vietnam, du Laos et de la Birmanie), trois petites filles, Ying (10 ans), Zhen (6 ans) et Fen (4 ans) qui vivaient dans un petit village agricole. Privées de leur papa, parti chercher du travail en ville, et de leur maman, disparue (nous ne savons pas ce qu’il est advenu d’elle), elles pouvaient se reposer sur l’hospitalité de leur famille, grand-père, oncle, tante et cousins. Très autonomes pourtant, elles occupaient toutes seules une maison où elles faisaient le nécessaire pour entretenir le feu, nourrir les cochons et s’acquitter des tâches ménagères quotidiennes.
Nous arrêterons là le récit en forme de conte de fées, car il n’y aura ni elfes, ni marraine avec baguette magique, ni prince dans cette histoire au titre pourtant évocateur de légende.
Wang Bing est un documentariste et cinéaste chinois né en 1967, qui s’intéresse à la Chine actuelle dans ce qu’elle peut avoir de plus concret. Dans « A l’ouest des rails », (2003) trilogie documentaire de presque neuf heures, il racontait la vie des ouvriers d’un quartier voué à la destruction dans la ville de Shenyang. L’argent du charbon (2008) s’intéressait à la condition misérable des chauffeurs de camion chargés de transporter le charbon depuis les mines jusqu’à la mer. Dans « Le fossé » (2010), film de fiction réalisé à partir d’heures d’entretiens, il décrit la vie dans un camp de travail dans le désert de Gobi. Il est d’ailleurs étonnant de voir ces films échapper à la censure, car sous des aspects de neutralité, ils mettent en cause clairement une politique qui ne fait aucun cas de l’être humain individuel, sacrifié pour une cause collective (théorique).
Ici, il a planté sa caméra pendant plusieurs mois auprès de cette fratrie de filles et de leur entourage, dans cette province rude, montagneuse (3200 mètres d’altitude) et éloignée de tout. Son documentaire prend le temps (peut-être un peu trop, deux heures trente en tout) pour s’attacher au quotidien de ces personnes.
Deux choses m’ont principalement frappé dans ce récit. En premier lieu, nous sommes devant ce qui nous semble être de la pauvreté. Maisons au sol en terre battue, animaux et humains vivant presque côte à côte, vêtements et chaussures sur le point de rendre l’âme, aucun équipement superflu, même si l’eau courante (froide) et l’électricité sont là, ainsi que quelques accessoires -incongrus- venus du monde de la consommation (une télévision dans une maison, un agriculteur nanti d’un téléphone portable, des tennis et sweat-shirts type Walt Disney pour les petites filles, magnifiques avancées de la civilisation, vous en conviendrez 😉 ). Ajoutez à cela une hygiène plus qu’approximative selon nos norme actuelles : les poux pullulent, les petites filles portent tout au long du documentaire les mêmes vêtements, nous ne les voyons pas se laver (sauf les mains, de temps à autre). Et pourtant, nous ne sommes pas devant ce que nous pourrions appeler la misère. Chacun mange à sa faim, a un toit qui lui appartient et bénéficie de la solidarité de ses proches. Ying va à l’école et étudie, à partir d’un livre déchiré et écorné, certes, mais elle sait lire et écrire. Et tous ont à coeur de faire continuer ce système, s’accrochent à cette vie qui le leur rend bien. Nous pourrions d’ailleurs nous interroger sur la manière de calculer les indices de pauvreté, au vu de ce film. Que veut dire « vivre avec moins d’1,25 dollar par jour » quand vous n’êtes pas (ou peu) inclus dans la société de consommation ? C’est une vraie question, qui, au vu de ce documentaire, continue à se poser. Nous ne pouvons pas réduire les autres, vu depuis nos confortables bureaux de technocrates, aux mêmes valeurs que les nôtres. Et malheureusement, la culture dominante tend à tout emporter sur son passage… Nous risquons d’être à terme dans un paradigme unique, la société de consommation, qui jette déjà nombre de personnes dans la misère (je pense aux Africains qui se déracinent pour chercher une vie meilleure en Occident, par exemple) et pourrait bien s’étendre au monde entier. Et cela peut commencer par un instrument de mesure unique, étalonnant l’ensemble du globe sur des indicateurs pensés pour quelques-uns.
Mon deuxième centre d’attention tourne autour de la vie de ces petites filles. Dès les premières images, nous Européens, sommes particulièrement frappés par l’autonomie qui leur est demandée. Toutes seules, elles allument le feu, font cuire des pommes de terre, amènent les cochons paître et font autant de gestes de vie quotidienne que nous n’oserions même pas demander à nos adolescents de plus de dix ans (ils ont parfois du mal à desservir la table même plus âgés que ces jeunes filles !). Nous sommes bien loin de la conception de l’enfant roi, qui a nombre de droits et repose sur ses parents pour toute chose. Nous pourrions incriminer l’absence du père, mais les cousins eux-mêmes sont de toutes les tâches ménagères et seule la limite de leurs forces physiques amène leur mère à leur dire de renoncer. Ying, l’aînée de la fratrie effectue devant nous des travaux qui relèvent pour nous des adultes : aiguiser un crayon sur une faux, aller couper de l’herbe avec la même faux et en charger un panier sur ses épaules, laver le linge, sortir les chèvres. Et elle ne cesse de s’occuper, sans mièvrerie, de ses petites soeurs, s’assurant qu’elles ont leur part dans les repas, soignant leurs blessures, les habillant et les couchant.
C’est une définition de l’enfance radicalement différente de la notre que nous voyons à l’écran. Et pourtant, gardons nous des jugements hâtifs qui pourraient nous amener à penser que la vie de nos enfants est meilleure en tout point. Il ne s’agirait que d’une illusion d’optique.
FB