Cinéma – Lucas BELVAUX : Pas son genre (2013)

pas son genreVoilà un film hybride, objet atypique dans l’univers cinématographique actuel, tant il est au croisement d’un certain nombre de genres. En approche purement empirique, nous pourrions dire qu’il ressemble à une oeuvre dramatique française de belle facture (« Les sentiments« , Noémie Lvovsky) qui lorgnerait du côté de la critique sociale comme savent si bien la mettre en scène nos amis Belges (les films des frères Dardenne), mâtinée de subtile critique socio-culturelle (« Le goût des autres« , Agnès Jaoui).

Je dois dire que j’avais adoré la trilogie de Lucas Belvaux, « Un couple épatant », « Cavale » et « Après la vie » (2003) qui faisait se croiser dans la ville de Grenoble trois films superposés sur le même récit, vu du point de vue de protagonistes différents et selon trois genres différents, comédie, drame et film policier.

Comme toujours, chez ce cinéaste, l’histoire est à la fois classique et très charpentée. Soit un professeur de philosophie parisien jusqu’au bout des ongles (Loïc Corbery, de la Comédie française – il est intéressant de noter que surgissent actuellement dans le cinéma français nombre d’acteurs de cette institution : Pierre Niney, Grégory Gadebois, Guillaume Gallienne par exemple), muté à Arras, à son grand désespoir. Lui, familier des fêtes raffinées de la capitale, que va t-il faire dans cette ville de province ? Il rencontre par hasard Jennifer, coiffeuse de son état et mère d’un petit garçon (Emilie Dequenne), avec laquelle il va entamer une relation amoureuse. Improbable au premier abord… C’est toute l’histoire du film.

Il est parfois très difficile à un metteur en scène, lorsqu’il a trouvé une idée systémique, ici la rencontre incongrue de deux mondes socialement fort éloignés, de construire un récit autour de l’étincelle initiale. La première fois que j’ai réalisé cela, c’était en voyant « La rose pourpre du Caire » de Woody Allen (1985) où Mia Farrow, habituée des salles obscures, voyait surgir Jeff Daniels, héros d’un film, qui l’emportait dans cet autre univers. Nous avons l’impression, à l’énoncé même du postulat, que tout est déjà joué, que le système est tellement fermé sur lui-même par la « bonne idée » qu’il ne va plus laisser place à aucune surprise et nous sommes inquiets de voir comment le metteur en scène va pouvoir se sortir du quasi-piège dans lequel il s’est installé a priori.

Nous sommes ici devant un film de ce genre : un professeur philosophe, parisien jusqu’au bout des ongles, aux parents vivant dans un magnifique appartement du centre de la capitale, ayant écrit un essai, connaisseur de toute la subtilité de la Pensée, opposé à une coiffeuse, qui adore les romans tête de gondole, la musique funk pour danser, s’habille de vêtements ajustés aux couleurs voyantes. Et nous nous disons que la question de savoir s’ils restent ensemble ou non est éventée d’avance par le postulat même du propos : soit nous sommes dans le « politiquement correct » et les deux tourtereaux transcendent leurs différences socio-culturelles, soit nous sommes dans le poids du drame et ils font leur chemin chacun de leur côté, incapables de réconcilier ce qui les éloigne.

Et pourtant, il se passe autre chose dans ce que nous voyons à l’écran. Il faut pour cela toute la subtilité du cinéaste, qui sème çà et là des indices contradictoires, de temps en temps, des détails qui accusent le fossé social séparant les deux protagonistes, les poussant à n’être que des stéréotypes ; et dans le même mouvement des éléments qui vont dans le sens inverse, jetant un pont sur ce même fossé, elle l’entraînant dans sa joie de vivre et lui l’intégrant à son univers de culture classique, ce qui leur redonne à tous les deux une humanité irréductible aux classifications. Il en ressort un suspense qui dure jusqu’à la fin, qui s’avère être, de mon point de vue, la plus réussie possible pour un film si enfermé dans un propos initial presque manichéen.

Le mélange des genres cinématographiques, cité en incipit du présent article, brouille encore les pistes. Nous oscillons entre Jacques Demy et ce cinéma très réaliste représenté par les frères Dardenne (la présence d’Emilie Dequenne, découverte dans « Rosetta », un de leurs films, la situation de l’histoire à Arras, ville du Nord, renforcent cette idée), ce qui contribue encore à nous déstabiliser et à nous faire douter de l’issue du film. Une mise en scène tirée au cordeau, complète le tout.

C’est un film qui m’a laissée perplexe. De belle facture, il s’avère, malgré toutes les finesses que je viens de décrire, assez classique et sans véritable relief. Il est difficile de ne pas en aimer certains aspects, toutes ces failles introduites par le cinéaste dans cette histoire au goût de déjà vu ; pour autant, mise en scène comme récit ne m’ont pas laissé de souvenir inoubliable.

Je dois cependant parler des acteurs. Et surtout de l’actrice. Emilie Dequenne est particulièrement impressionnante dans ce film. Bien sûr, le scénario lui donne de multiples répliques, face à un personnage « taiseux », qui lui permettent de tenir le devant de la scène. Mais avec quel brio. Lumineuse et gaie, elle fait irradier son personnage, tout de bonté et d’ouverture sur la vie et tire rapidement la couverture à elle. Sa performance est pour moi comparable à celle de Cate Blanchett dans « Blue Jasmine » de Woody Allen, récemment récompensée aux Oscars. A ses côtés, Loïc Corbery, volontairement placé en second par le rôle, campe parfaitement le personnage auquel il est destiné : un jeune homme snob, tombeur de ces dames au charme insolent, qui tente de s’ouvrir à une vie différente.

Ne serait-ce que pour la performance d’Emilie Dequenne, c’est un film à voir.

FB