Littérature – VERCORS : Les animaux dénaturés (1951)

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Alors là, je dirai d’abord : merci Caroline ! Je ne connaissais Vercors (Jean Bruller, de son vrai nom, 1902-1991) que par le très célèbre « Le silence de la mer » (1942), chronique intimiste, toute en économie voire en sécheresse sur la cohabitation forcée d’un oncle et de sa nièce avec un officier allemand sous l’Occupation.

Pacifiste et résistant pendant la deuxième guerre mondiale, Vercors fonde avec Pierre de Lescure des « Editions de Minuit » en 1941, qui publiera clandestinement quelques vingt-cinq livres entre 1942 et 1944 (dont ceux d’Eluard, d’Aragon, d’Elsa Triolet ou de François Mauriac). Dans le même esprit, il s’élève dans les années soixante contre la guerre d’Algérie et refuse la légion d’honneur pour cette raison. C’est un homme de convictions, qui prend des risques pour les honorer et à ce titre, je vous invite à lire ses nouvelles écrites en temps de guerre.

« Les animaux dénaturés« , qui paraît en 1952, est son premier roman. C’est une petite merveille.

Parlons d’abord de l’écrin avant d’aborder le joyau. L’écrivain campe son livre en Angleterre, dans une époque indéterminée que nous situerions bien entre les années trente et l’époque de l’écriture. Caméléon du style – nous sommes fort loin du ton dramatique de certaines nouvelles -, il adapte sa manière d’écrire à ce contexte, tout est « so british » dans ce livre ! Pour avoir lu et relu de la littérature anglaise, je dirai que Vercors excelle à rendre la subtilité, l’humour et l’apparente légèreté de ces écrivains, qui masquent le plus souvent un propos très profond. Les jardins, les Miss britanniques, l’heure du thé, le Parlement, tout est là, pimpant et plein d’allant. A mi-chemin entre Barbara Pym et Evelyn Waugh, l’auteur nous restitue toute l’élégance un peu compassée et pleine de fantaisie de la littérature anglaise de l’Entre Deux Guerres. Je ne résiste pas au plaisir de vous citer, en forme de preuve, les têtes de sous-chapitres du chapitre II, où le héros rencontre l’héroîne :

« Qui vient ajouter, comme il se doit , à un peu de crime, un peu d’amour. Présentation de Frances Doran dans son petit village du coeur de Londres. Présentation de Douglas Templemore dans l’atmosphère du « Prospect of Whitby ». Leur rencontre n’a d’ailleurs lieu ni ci, ni là, mais parmi les jonquilles en fleur. »

L’essentiel est ailleurs et c’est une prouesse à souligner que d’arriver à tant disjoindre la forme et le fond. Car au travers de cette écriture primesautière et humoristique se profile un des concepts les plus ardus qui soit : qu’est-ce qu’un être humain ? A cette idée ontologique, l’écrivain donne tout son poids – il ne faut pas oublier qu’il a grandi pendant la Première Guerre Mondiale, avec tous ces morts absurdes, et qu’il a vécu pendant sa maturité la Deuxième Guerre Mondiale, guère moins atroce ; empesé par ces deux tueries, son propos prend ici un sens grave et réfléchi.

L’intrigue qui amène la question est fondée sur la découverte, en Nouvelle-Guinée, d’une nouvelle race, les Tropis, intermédiaire entre le singe et l’Homme de Néanderthal et si proche de ce dernier qu’elle pose la question de son appartenance à la race humaine. Pour trancher le débat, dont dépend notamment la possibilité pour une compagnie minière d’utiliser les Tropis comme main d’oeuvre à bon marché s’ils sont décrétés ne pas faire partie de la race humaine, un grand procès va se tenir à Londres, provoqué de manière fort savoureuse (je ne raconterai pas !) par le héros, Douglas, pour tenter de définir l’Homme par rapport à l’Animal.

Posé ici en 1951, le problème a fait depuis longtemps l’objet de maintes réflexions philosophiques et reste d’actualité. Lorsque nous cherchons dans les divers dictionnaires, nous constatons que l’Homme ne se définit que fort imprécisément. En voilà pour illustration quelques définitions glanées çà et là.

Homme : être humain, personne – être appartenant à l’espèce animale la plus développée, sans distinction de sexe (au passage, merci pour les femmes 😉 )– Mammifère de l’ordre des Primates, seule espèce vivante des Hominidés, caractérisé par son cerveau volumineux, sa station verticale, ses mains préhensiles et par une intelligence douée de facultés d’abstraction, de généralisation, et capable d’engendrer le langage articulé (Cuvier, Anatomie Comparée)

Toutes ces affirmations nous montrent qu’il est bien difficile de circonscrire la notion d »Homme ». Soit nous tombons dans la tautologie (être humain, personne) soit nous procédons par descriptions successives, qui peuvent être réfutées pour la plupart (définition de Cuvier). Comme si l’Homme était « auto-défini » et si tout ce qui l’entourait n’existait qu’à partir de lui, à l’instar d’un étalon de fait.

Comment différencier l’Homme de l’Animal ? voilà donc le dilemme auquel vont être confrontés les protagonistes de l’histoire. Et chacun y va de son objet de différence possible. Qui l’astragale (petit os du pied, rendu célèbre par un livre d’Albertine Sarrazin… Mais je m’égare), qui les tabous, qui le cannibalisme, je vous passe les plus communs, la palme revenant à la femme du juge Draper, qui lui suggère l’absence de « gris-gris » chez les animaux. Bref, le sujet reste en suspens, et, je vous rassure, ne trouvera pas d’issue satisfaisante dans ce livre, juste un pied de nez final qui correspond bien à l’esprit de l’oeuvre.

Ce court opus de moins de trois cent pages, sous des dehors de livre banal, déguisé en roman sentimental et à certains moments policier, nous amène dans des profondeurs ontologiques qui ne peuvent nous laisser indifférents. Il cite d’ailleurs un certain nombre de penseurs, parmi eux John Locke, Karl Marx et Friedrich Engels qui s’intègrent au récit avec un grand naturel. J’ajouterai, pour corser le tout, que cette oeuvre prend une résonance particulière à notre époque où nous avons tendance à considérer les animaux comme des égaux.

C’est un régal, facile d’approche et si profond ! Je ne peux que recommander.

FB