Exposition : Van Gogh/Artaud – Le suicidé de la société (2014)

Voilà l’histoire d’une rencontre improbable, au premier abord, de deux hommes, artistes tous les deux et surtout portant chacun une fragilité mentale profonde. Est-ce le même amour de l’Art ou leur fêlures similaires qui les a réunis ? Les deux, je pense.

Artaud

van goghEn 1947, Antonin Artaud (1896-1948), sollicité par son ami Pierre Loeb, galeriste à Paris pour écrire sur Vincent Van Gogh (1853-1890), après un premier refus, se met à l’oeuvre, indigné par la lecture de l’opus « Du démon de Van Gogh » du Dr Beer, qui fait une analyse clinique et froide de la vie de l’artiste et de sa maladie. Antonin Artaud vient de passer plus de neuf années interné pour troubles psychiatriques dans différentes institutions (Dublin, Rouen, Sainte-Anne, Ville-Evrard, Rodez), où il a notamment subi plus d’une cinquantaine d’électrochocs ; il est d’ailleurs impressionnant de le comparer physiquement jeune homme, magnifique et juste avant sa mort, vieillard presque halluciné âgé d’à peine cinquante ans. Homme aux talents multiples, il dessine depuis 1919, est acteur de cinéma (il apparaît dans de multiples seconds rôles dans des films d’Abel Gance, Raymond Bernard, Marcel Lherbier, Maurice Tourneur, Fritz Lang et autres, où il joue avec une expressivité à fleur de peau). C’est surtout un homme de théatre qui fonde en 1927 le Théatre Alfred Jarry et conceptualise le « théatre de la cruauté », posant que le théatre ne peut se concevoir sans intégrer une dimension cruelle.

Au travers de toutes ses interprétations, qu’elles soient écrites, jouées ou dessinées, il me semble que nous voyons un homme à la recherche d’un absolu, quitte à franchir les lignes jaunes. Tout en sensibilité, souvent morbide et désespérée, il pose sur le monde des interprétations fulgurantes qui nous font voir ce que nous ne pouvions percevoir.

Le parallèle est tout trouvé avec Vincent Van Gogh, qui a également souffert de manière de plus en plus aiguë au cours de sa vie de troubles psychiatriques, avec notamment un climax en décembre 1888, qui l’amènera à séjourner à l’asile de Saint-Rémy de Provence à partir de mai 1889.

Incise. Je voudrai en profiter pour souligner que, si nous avons donné à ce peintre l’épithète d’artiste « maudit », les faits ne sont pas vraiment en accord avec cette vision. Vincent Van Gogh commence à peindre sur le tard, à l’âge de vingt-huit ans et meurt à trente-sept ans, ce qui laisse une période créatrice de moins de dix ans. Soutenu financièrement et professionnellement par sa famille, et surtout, à partir du moment où il embrasse la carrière de peintre, par Théo, son frère cadet, marchand d’art à Paris, qui s’apprêtait à réaliser une grande exposition des peintures de Vincent, projet abruptement interrompu par la mort de ce dernier. Nombre d’artistes ont attendu plus de dix ans avant de voir leur oeuvre reconnue. D’où vient donc cette réputation ? Peut-être faut-il chercher du côté de l’état de la société de l’époque, qui connaît un développement économique presque sans précédent, lié à la Révolution industrielle, et qui a besoin, pour se rassurer sur son ascension sociale, de désigner des victimes, extérieures au système ? Ce n’est qu’une interprétation personnelle, mais si je la pousse jusqu’au bout, ne pourrions-nous pas penser que les prix faramineux atteints par des toiles du peintre tiennent également d’une sorte de rachat social, mélange de fascination pour les exclus et de charité à leur égard ? Je vous laisse méditer. Toujours est-il que, pour en revenir à l’exposition, nombre de visiteurs désertaient les salles consacrées à Antonin Artaud, pour se concentrer sur Vincent Van Gogh. Il y avait là toutes les nationalités, période de vacances oblige, et le mouvement était général. Preuve de l’emprise qu’exerce toujours ce peintre et qui me paraît dépasser la simple beauté, pourtant immense, de son oeuvre.

Au vu de la vie d’Antonin Artaud, nous comprenons mieux sa prise de position, radicale, en faveur de Vincent Van Gogh : il ne peut accepter la réduction de cet artiste à un simple diagnostic clinique. Mais n’est-ce pas de lui qu’il nous parle ici ? Nous assistons à mon avis à la rencontre de deux âmes marginales, dans le sens neutre du terme, dont la seconde, parce qu’elle en a l’opportunité, va, au travers de son plaidoyer, sans complaisance au demeurant, tenter une double réhabilitation. Ce sont deux « suicidés de la société » qui s’expriment ici et le propos en est renforcé.

« Un fou Van Gogh ? Que celui qui a su un jour regarder une face humaine regarde le portrait de Van Gogh par lui-même […]. Peinte par Van Gogh extra-lucide, cette figure de boucher roux, qui nous inspecte et nous épie, qui nous scrute d’un oeil torve aussi. Je ne connais pas un seul psychiatre qui saurait scruter un visage d’homme avec une force aussi écrasante et en disséquer comme au tranchoir l’irréfragable psychologie »
« La peinture linéaire pure me rendait fou, depuis longtemps, lorsque j’ai rencontré Van Gogh qui peignait, non pas des lignes ou des formes, mais des choses de la nature inerte comme en pleines convulsions […] Nul n’a jamais écrit ou peint, sculpté, modelé, construit, inventé, que pour sortir en fait de l’enfer. Et j’aime mieux, pour sortir de l’enfer, les natures de ce convulsionnaire tranquille que les grouillantes compositions de Brueghel le Vieux ou de Jérôme Bosch qui ne sont, en face de lui, que des artistes, là où Van Gogh n’est qu’un pauvre ignare appliqué à ne pas se tromper »

Voilà un aperçu des écrits d’Antonin Artaud, qui vont guider la mise en scène de l’exposition et rythmer son accrochage. Bien que l’exposition présente également des oeuvres d’Artaud ainsi que sa biographie en regard de celle de Van Gogh, c’est ce dernier qui est le sujet.

Le Musée d’Orsay a fait les choses en grand. Sollicitant les plus grands musées du monde (j’ai noté, en vrac, Paris, Amsterdam, Washington, Stockholm, New-York, Martigny, Bâle et nombre de collections particulières). Le résultat laisse sans voix. Magnifiées par les propos d’Artaud, comme un filigrane continu qui en ferait ressortir la beauté et la vulnérabilité, les toiles de Van Gogh nous vont droit au coeur, nous poignardent dans notre être comme autant d’étincelles de pure harmonie. Nous avions déjà vu une partie de ces oeuvres, mais elles prennent ici un relief inaccoutumé. Et puis, que de découvertes, des toiles nouvelles à nos yeux. Pour ma part, je vous livrerai deux de mes coups de coeur, ci-dessous.

C’est vraiment une exposition à voir, mais il faut absolument réserver (ou se procurer pour environ quarante euros, un pass annuel qui vous permet d’éviter toutes les queues).

FB

Branches d'acacia en fleurs (1890)

Branches d’acacia en fleurs (1890)

Wagons de chemin de fer (1888)

Wagons de chemin de fer (1888)