Cinéma – Edgar Reitz : Heimat I : chronique d’un rêve et Heimat II : l’exode (2013)

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Sculptural. Voilà le premier mot qui me vient à l’esprit pour décrire ce film très particulier, dont je viens de voir les deux parties à la suite (environ quatre heures). Il s’agit d’un appendice à une très longue saga filmée par ce même metteur en scène dans les années 1980-1990 sous le titre « Heimat », soit plus de cinquante heures de film ! N’ayant pas vu cette première partie, je me limiterai à parler de ce film en forme de post-scriptum.

S’étendant sur deux années, de 1842 à 1844, le film est situé, comme les opus précédents, dans le village rhénan de Schabbach (l’auteur est originaire de la région) et nous conte la vie quotidienne de la famille Simon, la grand-mère, les parents Margret et Johann, le forgeron du village, leurs deux fils Gustav et Jakob et leur fille Lena. Gravitent autour d’eux les habitants du village, avec des figures plus importantes que d’autres,  comme Jettchen et Florinchen, jeunes filles dans la fleur de l’âge surtout.

Sur ce canevas a priori très classique, l’auteur nous donne à voir une oeuvre époustouflante et originale, qui décline plusieurs dimensions avec une grande économie de moyens qui donne paradoxalement d’autant plus de poids au propos.

Nous suivons ainsi cette famille au jour le jour, dans les petites actions qui tissent les heures de la journée, principalement centrées autour du travail et des repas. C’est une époque rude où même la grand-mère s’active toujours malgré son grand âge, filant la laine, préparant les repas et prenant en charge les petites tâches du foyer, où la mère, malgré une pneumopathie sévère, continue à déterrer les pommes de terre, à faire des allers-retours à pied vers d’autres villages, sa hotte sur le dos. Et les hommes ne sont pas en reste. Les relations humaines sont économes, tant dans l’amour que dans les sentiments plus troubles. Et passent, vraie vie oblige, le cortège d’idylles, de mariages, naissances et morts qui accompagnent toute existence de communauté.

Au travers de ce récit a priori banal, l’auteur arrive à faire passer le contexte entier d’une époque, sans insistance, juste par petites touches qui font mouche. Et c’est là du grand art, de développer une dimension de destin collectif dans un entrelacs d’histoires individuelles a priori sans relief particulier, au moyen de notations subtiles et anti-démontratives, qui nous restituent un tableau historique cohérent. Je prendrai seulement un exemple, le court monologue de la mère qui cite ses enfants disparus, de mémoire six morts pour trois encore vivants, comme image de la mortalité infantile élevée à l’époque. Impuissance face à la maladie, pauvreté et quasi-famine, joug aristocratique sur les paysans et débuts de rébellion, importance de la religion et intolérance connexe entre Protestants et Catholiques, chaleur de la vie en famille et en communauté, articulée autour de fêtes débridées, sont autant de réalités historiques qui nous sont ici restituées. Et surtout cette aspiration à une vie meilleure qui pousse nombre de paysans à chercher un autre destin dans l’émigration vers l’Amérique du Sud. Le titre « Heimat », prend ici à mon avis deux sens qui se complètent, celui de la « patrie » que l’on abandonne derrière soi et celui du « pays » nouveau auquel on aspire. La terre est en effet une figure centrale du film, elle a pour fonction de procurer de quoi vivre et quand elle ne peut plus remplir son office, elle est abandonnée, avec douleur, pour un horizon plus propice. Images récurrentes du film, ces chariots de migrants qui progressent entre les blés vers cet ailleurs rêvé sont un filigrane qui disent dans un même mouvement l’importance de la terre que l’on laisse et le désir pour celle que l’on souhaite atteindre.

L’histoire de Jakob, fils cadet et principal protagoniste du film est également sous-tendue par cet élan vers un destin différent. Inadapté dans le monde très concret qui l’entoure, rêveur et lettré incongru dans ce monde terrien (il sait lire dans plusieurs langues et écrire), fuyant par mille subterfuges le travail quotidien, il construit un autre univers, perché dans les arbres, caché dans des recoins de maison ou des champs, autour de livres qui lui content le Brésil, sa langue et ses coutumes. C’est un lettré dans la tradition des Lumières du XVIIIe siècle (ce que viendra confirmer l’intervention du personnage d’Alexander Von Humboldt, savant naturaliste, à la fin du film) qui veut fuir cette vie trop éloignée de lui en émigrant vers le Nouveau Monde.

Là s’ouvre une autre des multiples dimensions de cette belle oeuvre, sous la forme d’une tragédie jouée entre quatre protagonistes, Jakob, Gustav son frère et les deux jeunes filles Jettchen et Florinchen (vous me connaissez, j’essaye de parler par ellipse pour ne pas vous dévoiler la trame du récit….). Inéluctable, l’histoire emporte les personnages malgré eux.

Le côté implacable du récit, l’importance de la terre, la reconstitution historique subtile sont servis par une photographie en noir et blanc qui sculpte personnages et paysages dans une lumière proche de la perfection. Nous retrouvons ici aussi l’économie de moyens dont j’ai parlé plus haut, qui gouverne le film et dans laquelle nous pouvons retrouver quelque chose des films de Carl Theodor Dreyer, cinéaste danois né à la fin du XIXe siècle. Simplicité et évidence, au diapason de l’histoire, sont les concepts que nous fait passer ce parti-pris du noir et blanc.

Je terminerai en disant que les acteurs sont impeccables, tous, et qu’ils portent avec justesse cette histoire simple et pourtant si complexe.

Pour bien commencer votre année cinématographique, n’hésitez pas….

FB