Littérature – William FAULKNER : Le bruit et la fureur (1929)

Faulkner

« It’s a tale told by an idiot, full of sound and fury, signifying nothing » – C’est un conte dit par un idiot, plein de bruit et de fureur et qui ne signifie rien. C’est à cette définition de la vie, citation de Macbeth de William Shakespeare (scène V, acte V), que le livre doit son titre. Et cela pourrait également servir d’incipit à tout le roman. A l’âge de trente-deux ans, William Faulkner écrit cette oeuvre déroutante qui va faire date. Et il annonce la couleur : il va décrire la « Vie », telle qu’il la conçoit, dans toutes les dimensions de perdant qui habitent l’homme dès sa naissance, à l’instar de la Tragédie, où les Hommes sont emportés par une force qui les dépasse.

Grâce à mes libraires préférés (merci !), j’avais eu l’occasion de plonger (il n’y a pas d’autre mot pour décrire la manière dont cette oeuvre s’empare de vous) dans « Sartoris » et « Sanctuaire » l’année dernière.

C’est une lecture exigeante, qui demande une attention soutenue pour parvenir à s’intégrer dans cet univers particulier et unique et à en suivre les méandres. Et « Le bruit et la fureur » n’est pas la bonne entrée dans l’oeuvre (préférez les deux titres cités ci-dessus) car il développe des procédés littéraires presque impressionnistes, à l’instar de ce mouvement pictural qui à force de petites touches laisse entrevoir une scène entière. L’auteur dissout parfois le récit pour nous laisser dans la sensation et l’imagination pures de ce qui est en train de se passer, traversées par des images concrètes auxquelles nous pouvons parfois nous raccrocher.

Le style habituel de l’auteur est là, syncopé et fluide à la fois, mélange de phrases simples voire triviales et de descriptions ciselées, avec un sens de l’image qui fait merveille. En parfaite résonance avec les motifs du récit, eux-mêmes emplis de grandeur et quotidienneté. Il y a pourtant autre chose dans ce livre si spécial, comme si William Faulkner s’essayait ici à des procédés littéraires. Ainsi des phrases sans ponctuation qui veulent dire librement les pensées qui traversent un des personnages. Mais aussi l’intercalation des pensées d’un protagoniste avec la description des moments qu’il vit.

« Je continuai ma route. Puis je me retournai. Elle était derrière moi. – Tu habites par ici? » Elle ne répondit pas. Tout en mangeant, elle avançait à mes côtés, sous mon coude pour ainsi dire. Nous continuâmes. Tout était calme. Il n’y avait presque personne. avec l’odeur du chèvrefeuille qui s’y mêlait. Elle m’aurait dit de ne pas rester là assis sur les marches à écouter sa porte crépuscule se fermer à écouter Benjy crier toujours Souper il aurait bien fallu alors qu’elle descende avec l’odeur du chèvrefeuille qui s’y mêlait Nous arrivâmes au coin. »

Pour nous dérouter davantage, l’écrivain construit une architecture complexe pour son oeuvre, en plusieurs mouvements contrastés.

La première partie donne la parole à Benjy, fils attardé de la famille Compson qui nous livre ses impressions fugaces et déconstruites (sûrement l’idiot cité par Shakespeare). Nous sommes en avril 1928, mais le récit presque incohérent de Benjy nous ramène parfois en arrière dans un va-et-vient déstructuré où nous saisissons çà et là des bribes de réalité antérieure (la mort de la grand-mère). Une famille bourgeoise, la forte présence d’une soeur, Candace, dite Caddy, un père alcoolique, des domestiques noirs, une mère hypocondriaque qui héberge son frère Maury, voilà autant d’images fugaces qui se laissent peu à peu saisir pour reconstituer ce kaléidoscope

La deuxième partie est consacrée à Quentin, frère de Benjy et de Caddy (et de Jason), qui erre en une promenade propice aux souvenirs qui viennent ponctuer (percuter ?) le récit de sa ballade en forêt, en un dialogue imaginaire avec sa soeur. Nous comprendrons ensuite tout le drame de ce moment, concentré sur une journée.

La troisième partie montre la déchéance de la famille. Premier fils mort, fille chassée, deuxième fils attardé, troisième fils qui se révèle dans toute son amertume et sa méchanceté (ah, la scène des billets de loterie…), petite fille dévoyée et parents hors du jeu par alcoolisme et neurasthénie.

Tout l’art de l’écrivain est dans l’articulation de ces différentes parties : au fur et à mesure de la lecture, nous allons vers de plus en plus de netteté stylistique, comme un appareil photo faisant peu à peu le point. Après le récit désarticulé de Benjy, les va-et-vient entre mémoire et réalité de Quentin, nous retrouvons une narration linéaire dans la troisième partie, qui va éclairer tout le reste.

Le bruit du titre pourrait être représenté par les cris de Benjy, qui ponctuent tout le récit, fils et frère attardé que l’on cherche à cacher au monde ou que l’on confie à la « sous-race » des domestiques noirs, tout juste bons à servir des maîtres et à les débarrasser de leurs tracas, tel cet idiot (nous sommes dans un Sud des Etats-Unis qui n’a pas encore assimilé la guerre de Sécession).

Benjy représente également, je pense, le signe annonciateur de l’effondrement de cette famille, comme ce que l’on appelle un enfant « fin de race ». Et nous trouvons ici la fureur du titre. Des personnages déterminés par leur généalogie et leur contexte et qui ne peuvent s’en sortir. Une atmosphère poisseuse et lourde pèse sur eux et leur histoire et ils ne parviennent pas à s’en extirper. Englués dans leur incapacité à avoir des sentiments normaux pour les autres, ils sombrent devant nous les uns après les autres.

En contrepoint, cette famille de serviteurs noirs digne et dévouée, revêt une grandeur certaine en assistant à  cette décrépitude familiale sans déserter.

Extraites de ces deux familles, deux figures se distinguent. L’une solaire, de Dilsey, servante effacée et qui marque pourtant de sa présence continue les pages du livre. Elle tisse un filigrane de sérénité résignée, ne cesse de s’occuper des autres, sa famille qu’elle essaye d’élever dans des valeurs qu’elle ne voit plus autour d’elle, mais aussi jusqu’à Benjy, sur lequel elle veille. C’est une inversion subtile qu’opère ici l’auteur en attribuant à ce personnage les qualités qui devraient appartenir à la classe dominante.

A l’opposé, le personnage de Caddy (Candace), qui, comme un trou noir vers lequel tout converge, ordonne les sentiments et désirs des personnages autour d’elle. Soeur inaccessible pour l’un des frères, haïe pour l’autre et être de lumière pour le troisième, fille perdue et mère absente malgré elle, elle est l’épicentre du roman, qu’elle marque profondément dans sa présence supposée ou réelle.

J’ajouterai que William Faulkner a collaboré à un certain nombre de scénarios de films noirs hollywoodiens dans les années quarante (par exemple « Le port de l’angoisse » d’Howard Hawks, avec lequel il était très lié) et nous en retrouvons dans son oeuvre certains traits marquants. Le côté incisif de l’écriture, des dialogues surtout. L’atmosphère lourde et pesante comme un ciel d’orage. Et des scènes parfois cinématographiques, où nous sentons les cadrages, tout en sécheresse et angles.

C’est un livre difficile et fulgurant, qui marque pour longtemps. Et qu’il faut garder dans sa bibliothèque pour pouvoir le relire.

FB