C’est une tendance lourde et rampante : le Cinéma, tracté par le poids lourd qu’est la production américaine dans le domaine, évolue vers une forme presque unitaire, qui vient envahir nos écrans surtout l’été, quand les autres films sont absents des salles. Un peu à l’instar des touristes, qui, les habitants ayant déserté la ville l’été, se voient davantage, ces films occupent la place et nous ne voyons plus qu’eux. Cet été j’en ai dénombré 16, ce qui est un record (voir affiches ci-dessous).
Première caractéristique, il s’agit de films d’action voire d’horreur. La majorité sont interdits au moins de 12 ans ou plus, ou comportent « des scènes susceptibles de heurter la sensibilité » des spectateurs. Nous glissons peu à peu vers l’ultra-violence dans le domaine cinématographique américain (qui fait école ailleurs). J’ai toujours été frappée par le fait que ce pays puritain, qui réprouve l’alcool, les drogues, se montre prude avec la sexualité (c’est aux Etats-Unis qu’est né la notion de « sexual harassment » ou harcèlement sexuel, en France, par exemple), montre tant de tolérance pour cet étalage de meurtres, tortures, abus physiques en tout genre, sur le grand écran. Il est vrai que l’origine du pays, né d’une lutte sans merci entre pionniers et forces adverses (Indiens et autres), a laissé des traces jusqu’à l’heure actuelle dans l’imaginaire collectif, ce qui peut être un élément d’explication. Quoi qu’il en soit, les faits sont là, les films (et les séries) sont chaque année plus extrêmes et le public s’y accoutume, ce qui est sûrement le plus problématique. Que penser du fait que certaines personnes supportent de voir Texas Chainsaw (Massacre à la tronçonneuse, remake du film de 1974) en 3D ? Soit une successions d’amputations et de meurtres comme si vous y étiez… La violence peut parfois servir un propos et même si elle reste insupportable, nous comprenons son irruption. Mais là, elle est souvent gratuite et auto-suffisante, sans servir de support à aucune réflexion. Par ailleurs, la production se repaissant de ce genre de films, ceux d’un autre type diminuent et nous regrettons par exemple les jolies comédies romantiques tels que les Américains savaient les faire.
Deuxième caractéristique, qui s’accentue avec les années, le nombre de « stars » à l’affiche. Les films estivaux étaient traditionnellement de petits films, avec peu d’acteurs connus, qui n’auraient peut-être pas trouvé leur public le reste de l’année. Nous voyons maintenant se commettre dans ces « objets » (j’ai du mal à parler « d’oeuvres »), des acteurs qui tiennent le haut du pavé (de Beverley Hills, bien sûr ;-)). Pour l’été 2013, nous pouvons citer Hugh Jackman, Brad Pitt, Bruce Willis, John Malkovich (mais si, mais si), Jodie Foster, Matt Damon, Johnny Depp, Ethan Hawke, Jeff Bridges, Ryan Reynolds et Mark Ruffalo. Parmi eux, des acteurs que nous avons pu voir dans des films délicats et réussis et dont nous espérions mieux. Ce glissement ne laisse pas d’inquiéter car il est un indice supplémentaire du fait que la production américaine se centre sur ces films en laissant de moins en moins de place aux autres, les stars étant elles-mêmes recyclées dans ce processus. Il est vrai que nous n’avons pas vu Jodie Foster, Jeff Bridges ou John Malkovich depuis longtemps dans un opus tels qu’ils savent les choisir (les films dits d’auteur).
Autre caractéristique, ce sont des « blockbusters » (traduction littérale : « qui fait exploser le quartier », heureusement qu’ils culminent en nombre l’été, dans des villes vidées de leurs habitants ;-)), destinés à réaliser le plus d’entrées possibles, pour des recettes maximales : nous sommes devant des objets du Capitalisme. Il s’agit d’investissements qui doivent rapporter. Il est possible sur internet de trouver très facilement le coût de chacun de ces films, ce qui est d’après moi une preuve forte de ce que j’avance ; il ne me semble pas que l’on tienne semblable hit-parade pour les films d’un autre type. Ce budget oscille entre 20/50 millions de dollars (Insaisissables, Kick Ass 2, 12 heures, Crazy Joe) et plus de 100 millions de dollars (Wolverine : 100 millions, Elysium : 115 millions, Pacific Rim : 190 millions, World war Z : 200 millions), la palme revenant à Lone ranger avec un budget de plus de 250 millions. A noter une petite distorsion créée par American nightmare, qui dépare avec un budget étique de 3 millions de dollars (mais le fait est fortement souligné comme inhabituel sur les sites qui en parlent). Je ne ferai pas de commentaire du type « tout ce que nous aurions pu faire avec cet argent », mais je n’en pense pas moins, surtout lorsque la somme financière des films concernés avoisine 1,5 milliards de dollars…
De là vient sûrement la manière de construire les films. Efficaces, formatés, au cordeau, sans aucune fantaisie ni déviance, il faut que chaque dollar soit utilisé au mieux. Les vedettes sont un alibi, leur jeu est le même que celui des inconnus dans d’autres films ; ils sont là pour cautionner l’objet filmique et sont censés répondre à l’antienne : « la célébrité appelle la réussite ». En résulte une lourdeur, une impression d’avoir déjà vu la fin avant que le film commence. Pas de surprise, tout est tracé en voie d’autoroute là où nous aurions aimé parfois une route nationale un peu inattendue.
Le scénario est étique, réduit à sa plus simple expression. Genre « pan, t’es mort » ou « je suis l’élu, donc je vais gagner ». Les valeurs américaines principales, conquête d’un pays, gentils contre méchants et réussite pour qui veut s’investir, amalgamées dans une philosophie tellement basique qu’elle déserte l’écran devant nos yeux, au fur et à mesure que le film se déroule. C’est un produit sans âme que nous regardons et l’histoire est tellement prévisible que nous lâchons prise rapidement.
L’idéologie est quand même encore un peu présente, même si elle s’efface peu à peu devant autre chose. Toujours des bons et des mauvais, sans nuance véritable, avec un code de violence différent selon les deux ; si nous osions une échelle dans la barbarie, peut-être que nous avancerions que blesser un « gentil » équivaut à tuer dans d’atroces souffrances plusieurs méchants ? L’apologie du crime est en marche, habillée de la blanche robe de l’auto-défense, que cette dernière concerne sa propre personne, ou, plus important, celle de son pays ou de ses intérêts (la transposition en forme de conte comme par exemple dans Percy Jackson ne nous trompera que momentanément sur ce sujet).
La vraie star, ce qui mobilise les producteurs, ce sont les effets spéciaux : il faut que les gens en aient pour leur argent et s’étourdissent. Explosions, destructions, meurtres en 3D, bagarres d’un autre monde, belles voitures zigzaguant entre les obus et les tirs de mitraillettes. Nous sommes dans le « Panem et circenses » (1) et dans le Divertissement au sens Pascalien du terme (2), il faut oublier notre quotidien, miné par le même Capitalisme qui produit ce cinéma (chômage, perte de sens idéologique ou spirituel, solitude…). La tendance s’accentue, je trouve, d’année en année.
La tendance globale ne laisse pas d’inquiéter. Après l’invasion des jeux vidéo, décérébrants (j’y joue parfois, donc je peux l’affirmer), le marketing coup de massue pour les livres dématérialisés, nous avons l’impression qu’une force qui nous dépasse tente de réduire notre culture à sa plus simple expression. Ecartant réflexion et lenteur, elle nous réduit peu à peu à des consommateurs d’objets numériques formatés et rapides, où tout doit être spectaculaire et nous étourdir, sans nous laisser le temps ni la faculté de nous poser. Pris dans ce tourbillon, je suppose que nous sommes censés oublier notre quotidien et surtout éviter de questionner notre condition humaine. Le Meilleur des mondes (3) est-il si loin que cela ?
FB
(1) Du pain et des jeux [du cirque], Juvénal (Satires, X, 81), expression signifiant l’appétence de la foule pour les choses matérielles, nourriture et divertissement. Nous avons l’audace d’assimiler le pop-corn et les friandises vendues dans les salles de cinéma au « panem »… Quant aux « circenses », voir ci-dessus !
(2) Il faut entendre ici le mot « distraction » comme issu du latin « distrahere », « se détourner de », qui est l’étymologie du mot.
(3) Livre d’Aldous Huxley.