Vous n’allez pas me croire, et pourtant c’est vrai : quand je suis allée voir ce film, je venais de terminer « Les aventures d’Huckleberry Finn » de Mark Twain et, à l’instar d’un journal connu notamment pour ses critiques de films, j’ai pensé que j’étais sur la bonne voie en rapprochant les deux oeuvres…
Le film est réalisé par un jeune cinéaste de 34 ans (surdoué ? Nous verrons à l’usage), Jeff Nichols, à qui l’on doit notamment le magnifique « Take shelter », récompensé notamment à Cannes (prix de la critique internationale) et à Deauville (grand prix).
De « Take shelter » sont issus plusieurs éléments rémanents. L’espace, en premier lieu. Nous sommes dans les Etats-Unis originels, presque pionniers, où la nature dirige encore l’homme et lui donne un horizon particulier. Dans « Take shelter », la menace d’un cyclone planait sur tout le film. Ici la présence de la nature est autre, dans cette rivière qui unit et fait la distance entre voisins, dans ces îles inhabitées, en lisière d’une civilisation qui surgit comme en rupture (supermarchés par exemple, implantés près du fleuve, comme pour recréer une uniformité urbaine en plein milieu sauvage). Dans les deux opus, cependant, cette présence forte de l’environnement naturel à la fois fait sentir les limites de l’humain et exacerbe les tensions comme dans un huis-clos auquel il ferait écrin.
Dans cette vie ordonnée autour des liens avec la nature (le père d’Ellis et l’oncle de Neckbone vivent de leur pêche artisanale, les maisons s’accrochent au bord du fleuve, bateaux échoués entre terre et mer), évoluent des gens condamnés à la pauvreté, d’après nos critères de P.I.B. et autres, mais en prise aux mêmes sentiments et impulsions que les autres. Au travers de leur histoire, c’est un autre motif du cinéaste que nous retrouvons ici, raconter les familles meurtries , ici en train de se défaire sous le poids de l’habitude et le manque d’avenir, et les amours mises à l’épreuve.
En cela le film rappelle étonnamment « Les bêtes du sud sauvage », magnifique film américain de fin 2012 (voir critique sur ce blog) situé dans le Bayou, qui donne à voir lui aussi des marginaux, au sens premier du terme, vivant dans un espace désinséré et que la civilisation cherche à rattraper. Nous avions également vu cette prégnance de la nature et ce regard porté sur les personnes à l’écart de la société économique dominante dans « Promised Land » de Gus Van Sant, il y a quelques mois. Ce nouveau regard du cinéma américain sur la société serait-il à rapprocher de la crise de 2008 ? Cela ferait sens de penser que certains cinéastes retranscrivent dans leurs oeuvres les doutes qui parcourent le plus grand pays du monde. Incertitude sur la croissance (voir le site « We are the 99 percent » où abondent les témoignages de personnes rejetées par le système – http://wearethe99percent.tumblr.com/), doutes sur l’environnement (Katrina a sûrement porté un coup au rêve de domination sans partage de la nature), tout cela est propice à l’émergence d’une réflexion différente sur la position de l’Homme dans la société et je pense que c’est ce que nous voyons peut-être ici.
Pour en revenir au film lui-même, d’une des îles proches, explorée par nos deux comparses adolescents, surgit la figure de Mud (Matthew Mac Conaughey), un homme seul réfugié en marge de la société, comme ce lieu l’y invite, perdu aux confins de la civilisation. C’est un homme qui a la vie dure et plein de rêves dans la tête, qu’il va partager avec Ellis et Neckbone, croisés par hasard au gré de leurs envies d’exploration du monde. Il leur offre un univers particulier, rêverie d’enfant avec suspense et mystère, un meurtre, un amour contrarié qui défie les obstacles, l’errance d’un être humain à l’air libre et souverain, empli d’une sagesse simple et impériale. L’oeuvre se révèle ici sous son aspect initiatique, nous sentons que ces deux jeunes garçons ne seront plus pareils après cette aventure décalée, qui va les faire basculer dans un thriller presque classique. Cette histoire vient percuter le quotidien des protagonistes, comme la menace de cyclone dans « Take shelter » et monte en crescendo jusqu’à l’issue finale.
C’est un film qui s’ancre dans la tradition américaine. J’ai déjà évoqué la présence de la nature, qui est, aux Etats-Unis, très ambivalente : elle transcende l’Homme, par sa vastitude et il cherche à la dominer sans y arriver complètement. D’où cette anarchie apparente et cette confrontation en forme de lutte. Au-delà de cet item, Jeff Nichols réussit l’alliance improbable de deux antiennes du cinéma américain : marier le western (j’ai pensé à Anthony Mann) et le film noir dans ses schèmes classiques (le héros beau de sa personne et en fuite, au centre de l’intrigue, une jeune femme mystérieuse, aguichante et paumée, la traque par des assassins mafieux).
La mise en scène est belle ; presque évidente, elle s’efface devant ce propos si simple au premier abord et finalement plein de complexité. En cela c’est un grand film.
Il faut faire une mention spéciale aux acteurs et j’en distinguerai deux, dans cette très bonne distribution. Matthew Mac Conaughey, qui décidément, après avoir joué les beaux gosses (les bellâtres ?) dans un certain nombre de films sentimentaux, se révèle chaque fois davantage comme un acteur de grand talent. Il parvient à rendre ici crédible ce personnage de grand enfant, calme et philosophe en apparence, et également amoureux fou, capable de violence. Et je voudrais citer Sam Shepard, méconnaissable physiquement pour qui ne l’a pas vu dans un rôle depuis longtemps (il a maintenant 70 ans), mais qui dans un petit rôle impose sa présence impressionnante, toujours calme et impérieux.
A voir, donc
FB