(presque) Toute la distribution : Markus Werba (Don Giovanni), Miah Persson (Donna Elvira), Sophie Martin-Degor (Donna Anna), Robert Gleadow (Leporello), Serena Malfi (Zerlina), Daniel Behle (Don Ottavio), Nahuel Di Pierro (Masetto) et Jérémie Rohrer, chef d’orchestre
C’est un opéra que j’écoute depuis l’adolescence, le premier que j’ai découvert. Et j’ai été foudroyée par la beauté de la musique. Je me souviens de certains dimanches à la campagne, où je l’écoutais en essayant de suivre le livret dans cette langue inconnue qu’était l’italien (c’est sûrement là que je me suis familiarisée avec ce langage que j’arrive à baragouiner à peu près, bien que ne l’ayant jamais appris). Cette oeuvre, dont je connais des pans entiers presque par coeur, est restée pour moi comme un fondement, un étalon (c’est le cas de le dire ;-)) à l’aune duquel j’ai longtemps jugé la musique classique.
Partition et livret sont accomplis, mettant en scène un séducteur impénitent, qui, acoquiné à Leporello, son serviteur et éminence grise, séduit toute femme à sa portée, semant coeurs brisés et destruction sur son passage, jusqu’au drame final. Cet opéra, qualifié par ses auteurs (Mozart et Da Ponte) de « drama giocoso », porte bien cette notion d’ambivalence, passant de l’humour, de la jouissance insolente à la noirceur du chaos. Nous oscillons sans cesse entre cette course effrénée à la séduction (une quête de reconnaissance ?) et la mort qui s’approche à chaque instant davantage. Tout le rythme de l’oeuvre est comme un étau qui se resserre autour du personnage à mesure que le temps passe, le conduisant vers l’inéluctable, sans que l’oeuvre renonce jusqu’au dernier moment à une certaine forme de légèreté ni le personnage principal à sa superbe. En cela, elle garde un équilibre exceptionnel jusqu’à la dernière mesure.
Je suis allée voir l’opéra dimanche dernier, au Théatre des Champs-Elysées (Paris). J’avoue ne pas trop apprécier cette salle, aux places étriquées et chères. En dépit de ces circonstances, j’ai vu un spectacle très convaincant.
Le parti pris musical était « baroque », dans la lignée de René Jacobs, qui revisite peu à peu les opéras de Mozart en invitant des chanteurs aux voix plus légères que celles auxquelles nous étions habitués pour ces opéras. Si je suis tout à fait convaincue dans des oeuvres comme « Cosi fan tutte » (je recommande la version de René Jacobs, Harmonia Mundi, 1999), où les voix, important en cela toute leur technique spécifique, se marient merveilleusement dans les trios/quatuors/quintets, etc., elles s’avèrent un peu juste dans les airs dramatiques que recèle cet opus, plus sombre que les autres. Quand ils se retrouvent seuls en scène, avec un « grand air » à interpréter, les interprètes se révèlent inégaux ; et surtout ne peuvent se mesurer avec de grandes voix (Ah, Cesare Siepi en Don Giovanni ou Elisabeth Schwarzkopf en Donna Elvira !).
C’est le reproche que je peux faire aux chanteurs qui ce soir-là interprétaient l’opéra. Cependant, avec leur jeunesse et leur beauté ils incarnaient avec fougue une autre version de cette histoire libertine. Ils la faisaient basculer vers quelque chose de plus éthéré, de plus joyeux. Est-il possible de trouver un juste milieu entre la liberté insufflée par cette nouvelle manière de concevoir l’oeuvre, par rapport à des mises en scènes compassées (j’adore Cesare Siepi dans le rôle titre, mais il n’était pas aidé par le contexte, costumes et décors empesés) et des voix à la hauteur ? Je ne sais…
L’orchestre, dirigé par Jérémie Rhorer, était d’une grande intelligence, même si nous pouvons regretter un peu de sécheresse parfois.
C’est aussi la mise en scène que je voudrais souligner ici. Signée Stéphane Braunschweig, actuel directeur du Théatre de la Colline (Paris), elle est la plus accomplie que j’ai vue. Très épurée, elle jouait sur une scène tournante en trois parties, dont l’une comprenait un lit. Le ton était donné, conforme de mon point de vue à l’esprit de l’oeuvre. Voir Donna Anna en nuisette blanche avec Don Giovanni dans son lit, puis Donna Elvira, en nuisette noire, en train de se tordre dans un lit (le même selon la scénographie), maudissant son séducteur, quelle bonne idée ! La scène du bal – final de l’acte I – qui devient une gigantesque orgie, également. La mort, qui fait son entrée dans l’opéra dès les premières scènes, avec la mort du Commandeur, est ré-introduite en filigrane par la mise en scène bien avant que le livret ne commence à glisser vers le drame. Ainsi ce masque en tête de mort que porte Don Giovanni lors du bal que j’ai mentionné.
Voilà la substance de cet opéra mise à jour devant nos yeux, avec comme symbole le plus frappant, de mon point de vue, ces squelettes revêtus de magnifiques robes de femmes, encadrés et exposés dans la maison du séducteur. Eros et Thanatos. La course effrénée à la jouissance qui rejoint la course du temps vers la mort (et qui l’accélère ? Je n’ose le dire, cela donnerait à mes propos un sens moral que je ne revendique pas ici).
Tout cela dans une palette restreinte de couleurs fortes, noir, blanc, gris et rouges, qui, dans l’épure du décor très stylisé, ne font que souligner l’opéra, sans l’altérer.
C’était un très beau spectacle.
FB