Théatre – Ronald HARWOOD : Collaboration (Paris, avril 2013)

collaboration

Un épisode particulier de l’histoire de l’Art au XXe siècle, voilà le sujet de « Collaboration » la pièce que je viens d’aller voir au Théatre de la Madeleine ce dimanche. Délaissant le soleil et le temps très doux qui faisait sa première apparition dans la capitale, je me suis engouffrée presque à regret dans la salle obscure, plusieurs de mes amis m’ayant fortement incitée à ne pas manquer cet opus.

Et je n’ai pas regretté. Dans une forme très classique, construction des scènes, décors, costumes, la pièce représente la relation entre Richard Strauss et Stefan Zweig, au moment de leur écriture conjointe de l’opéra « La femme silencieuse » entre 1932 et 1935. Elle embrasse une période plus longue, de 1931 à 1948, permettant de voir les deux personnages dans une interaction qui s’affine au gré du temps qui passe.

Le mot « Collaboration » peut être pris ici dans deux sens différents. C’est d’abord la collaboration entre deux artistes qui se rencontrent (en 1931) alors que leur oeuvre est presque entièrement accomplie (Stefan Zweig est né en 1881 et Richard Strauss en 1864). Ces hommes, qui se connaissent de réputation, car leur succès est établi à l’époque, vont tisser entre eux des liens solides, alors qu’ils semblent si différents. Stefan Zweig, qui promène sa mélancolie sensible et sa réserve dans une époque qu’il ne comprend pas (ou qu’il comprend trop bien ?). Richard Strauss, maître établi, plein de fougue et d’impatience, conscient de son pouvoir et de son importance, et pourtant, avouant qu’il a peu d’amis et se reposant souvent sur sa femme, vrai gourou. Ces deux êtres aux personnalités aussi fortes que dissemblables, modelées au fil du temps, vont pourtant se retrouver au travers de leur point commun, l’Art. Créer est vital pour Strauss, qui ne peut rester inoccupé. Stefan Zweig apparaît dans la pièce en mode mineur, se plaçant d’emblée dans un rôle de presque disciple par rapport à son aîné, très honoré d’avoir été appelé et élu. Au travers de la création conjointe qu’ils entreprennent se dessine une grande compréhension de l’Autre (notamment lorsque l’on pense que Stefan Zweig n’avait jamais écrit pour l’opéra et que Richard Strauss lui confie directement une oeuvre majeure qu’ils vont mener à bien avec succès).

« Collaboration » est également pris ici dans le sens historique du terme. Pris dans le tourbillon de la montée du nazisme, les deux hommes vont avoir des réactions dissemblables, à l’image de leur personnalité et de leur contexte familial. Stefan Zweig choisit de s’exiler au Brésil en 1935, où il met fin à ses jours en même temps que sa femme en 1942, ne supportant pas le naufrage de la société qu’il connaissait (l’Europe aux mains des barbares…). Richard Strauss, un peu à l’instar de Wilhem Furtwängler (auquel il fait allusion dans la pièce), choisit de rester et tente de résister dans un premier temps. Confronté à un dilemne personnel insupportable (menace sur la vie de sa belle-fille juive et de ses petits-enfants), il ne peut faire autrement que d’accepter ce qui lui est demandé. Prendre la direction de la Reichsmusikkammer (Chambre de musique du Reich), composer un hymne pour les jeux olympiques… Sa fidélité à Stefan Zweig le pousse à prendre en 1935 des risques que nous pourrions juger démesurés avec le recul : imposer que le nom de l’auteur du livret soit rétabli sur les affiches au moment de la première de « La femme silencieuse », lui adresser une lettre (saisie par les Autorités allemandes) dans laquelle il montre à quel point il ne comprend ni n’accepte la relégation de Zweig au prétexte de sa judéité – « Mozart était-il aryen ? » écrit-il. Il s’agit peut-être simplement d’un égoïsme d’artiste qui, après avoir perdu son librettiste préféré (Hugo Von Hoffmannstahl, mort en 1929), ne supporte pas de perdre celui qu’il a choisi pour le remplacer. Mais ce sont également les actes d’un homme qui n’admet pas que les artistes, les créateurs, soient estimés à une aune différente de celle de leur oeuvre. La dernière scène est à cet égard poignante. En 1948, Richard Strauss comparaît devant une commission de dénazification et tente de justifier ses positions ; scène simple et limpide où les arguments qu’il avance sont tellement vrais… Ce moment est d’ailleurs bouleversant. Je ne vais pas refaire ici le cheminement que j’ai développé dans mon article sur Michel Onfray (voir sur ce blog), je dirai juste que l’oeuvre évite un écueil facile, celle de juger, dans un a posteriori chronologique forcément faussé, la position de ces deux hommes, dans un sens comme dans l’autre. En se centrant sur la relation entre eux, elle restitue de la manière la plus neutre possible les ondes de chocs induites par cette relation contre-nature pour l’époque, entre un artiste non-juif et un artiste juif. Et ainsi elle nous donne à penser au lieu de nous expliquer.

Enfin, « last but not least » comme diraient nos voisins Outre-Manche, la pièce est servie par une distribution éblouissante. Didier Sandre sait donner à Stefan Zweig toute cette dimension de doute et de cheminement intérieur qui parcourt le personnage, avec une justesse qui touche au but. Quel grand acteur ! Capable d’être impérial et autoritaire dans certaines circonstances, nous le découvrons tout en nuances, campant un être meurtri qui croit encore à ce travail commun (j’ai beaucoup apprécié par exemple qu’il ne « sur-dramatise » pas son personnage en projetant sur la fin à venir de l’écrivain). Et puis Michel Aumont, grand bonhomme qui sait lui aussi, avec une grande finesse, nous restituer ce personnage complexe de Richard Strauss, dans l’autorité d’un maître établi (et d’un homme d’âge mur ?) qui ne supporte pas que l’Art, son Art, soit mis sous la botte d’une autorité qui ne le comprend pas. L’acteur fait passe nombre de nuances qui donnent au personnage sa complexité et le rendent vivant. Laissant transparaître au milieu de ses accès de fougue/colère des points de faiblesse et d’humanité humble, par rapport à sa femme par exemple, avec laquelle il forme un couple fusionnel, et nous le sentons tellement bien.

Je voudrais d’ailleurs, pour clore cet article, faire également une mention, à côté de ces deux monstres sacrés, à Christiane Cohendy, qui incarne Pauline Strauss. Dominatrice et impériale, mais brisée par moments, elle donne vie à un personnage qui parvient, grâce à elle, à exister au milieu de cette bilatérale si forte. L’actrice est juste et pleine de talent.

Bravo à tous ceux qui ont fait exister ce spectacle si passionnant et que je recommande donc.

FB