Littérature (et histoire) – Vassili GROSSMAN (1905-1964) : Vie et destin

stalingrad V grossman

Bataille de Stalingrad 

Vassili Grossman en Allemagne

Attention, monument. Tant par sa longueur (plus de 1100 pages) que par sa portée. Un roman russe, tel que nous les imaginons, centré sur la « vie » et le « destin » d’une famille juive russe, les « Chapochnikov », écrit dans les années 1960 par Vassili Grossman.

L’auteur est né dans l’actuelle Ukraine de parents chimiste et professeur de Français. Il se consacre à des études de chimie avant de se tourner vers la littérature (assumant en cela l’héritage de ses deux parents… ;-)). Il va ensuite traverser tous ces épisodes qui sont pour nous de l’histoire et pour lui l’actualité, les purges de 1937, la guerre contre les Allemands, pendant laquelle, réformé pour problèmes de santé, il obtient un poste de journaliste pour le journal de l’Armée rouge (« L’Etoile rouge ») et suit les soldats, lors des batailles de Kiev (septembre 1941), de Stalingrad (d’août à décembre 1942), de Koursk (juillet et août 1943). Se rendant dans sa région natale, il comprend le rôle des Einsatzgruppen allemands (et des Ukrainiens) dans les massacres de Juifs, notamment dans sa ville d’origine, Berditchev, où 35 000 d’entre eux ont été assassinés. En 1944, il est avec l’Armée rouge dans son offensive vers l’Ouest, assiste à la libération des camps de Treblinka et Maidanek et entre avec les forces armées à Berlin.

Ces événements l’ont touché dans sa chair. Pendant les purges, sa cousine a été arrêtée et il a réussi à sauver in extremis sa femme. Sa mère est morte à Berditchev, tuée avec tant d’autres par les Allemands.

Décoré de l’ordre du Drapeau rouge, de l’ordre de l’Etoile rouge, héros de guerre, membre de la Nomenklatura, il adhère à l’idéologie soviétique pendant la première partie de sa vie. Il commence à déchanter dans l’immédiate après-guerre, notamment quand commence au grand jour la persécution contre les Juifs à la fin des années 1940. Il prend alors peu à peu ses distances par rapport à l’idéal communiste, après avoir placé beaucoup d’espoir en lui dans sa jeunesse. Il comprend notamment que le régime stalinien est basé sur l’asservissement des populations.

Son écriture évolue dans le même temps : si ses premières oeuvres sont dans la « ligne du Parti » (il est même est proposé pour le prix Staline), son livre ultime, « Vie et destin » est très critique sur le Stalinisme. « Vie et destin » sera saisi avant publication (l’intégralité des manuscrits, tapuscrits, brouillons et même les tampons encreurs !) et retrouvé vers 1970, où il est acheminé sous le manteau en Suisse et publié vers 1980. L’auteur meurt quelques années après cette confiscation.

L’action de « Vie et destin » commence fin 1942 et finit au printemps 1943. Dans ces quelques mois, au-delà de l’histoire personnelle des protagonistes, nous assistons à des moments forts de l’histoire soviétique, avec comme point d’orgue la bataille de Stalingrad, que l’auteur décrit comme une épopée, avec un lyrisme certain.

« Le silence était dense, sans partage, et il semblait qu’il n’existait ni steppe, ni brouillard, ni Volga, mais le silence et rien d’autre. Une lueur parcourut les nuages sombres, puis le brouillard, de gris qu’il était, devint pourpre et soudain le tonnerre s’empara de la terre et du ciel… Les canons lointains et les canons proches unirent leur voix, et l’écho renforçait leur lien, élargissait l’entremêlement des sons qui emplissaient tout le volume de l’énorme espace de la bataille. Les maisons de pisé tremblaient, des morceaux d’argile se détachaient des murs, les portes s’ouvraient et se fermaient d’elles-mêmes, la glace encore fine sur les lacs craquait. Balançant sa queue lourde de poils soyeux, le renard prit la fuite, et le lièvre ne le fuyait pas, mais courait à sa suite ; oiseaux de nuit et oiseaux de jour, réunis pour la première fois, montèrent dans le ciel… Des mulots mal réveillés surgissaient de leurs trous comme des grands-pères ébouriffés sortant d’une isba en feu. On voyait distinctement, depuis le poste d’observation, les explosions des obus soviétiques, les fumées d’un noir huileux qui montaient : les geysers de terre et de neige, les blancheurs laiteuses du feu d’acier. »

Ce que l’auteur nous fait comprendre, c’est l’importance de cette bataille, qui marque le premier revers du Nazisme face à ses adversaires et le début de son reflux. Vassili Grossman nous montre toutes les implications de la victoire pour Staline, qui a désormais les mains libres pour mettre en oeuvre la politique intérieure qu’il souhaite.

« L’heure de sa puissance avait sonné. Ce qui se jouait en ces instants, c’était le sort de l’Etat fondé par Lénine : le parti centralisé recevait la possibilité de se réaliser dans la construction d’usines géantes, de centrales atomiques, d’avions à réaction, de fusées cosmiques et intercontinentales, de gratte-ciel, de palais de la science, de nouveaux canaux, de routes et de villes au-delà du cercle polaire.
Ce qui se jouait, c’était le sort de la France et de la Belgique occupées par les Allemands, le sort de l’Italie, des Etats scandinaves et des Balkans ; ce qui se jouait, c’était la fin d’Auschwitz et de Buchenwald, l’ouverture des neuf cent camps de concentration et de travail créés par les Nazis.
Ce qui se jouait, c’était le sort des prisonniers de guerre allemands, qui partiraient pour la Sibérie, et le sort des prisonniers de guerre soviétiques détenus dans les camps allemands qui iraient, par la volonté de Staline, rejoindre, après leur libération, les Allemands en Sibérie.
Ce qui se jouait, c’était le sort des Kalmouks, des Tatars de Crimée, des Tchétchènes et des Balkares exilés, sur ordre de Staline, en Sibérie et au Kazakhstan, ayant perdu le droit de se souvenir de leur histoire, d’enseigner à leurs enfants dans leur langue maternelle.
Ce qui se jouait, c’était le sort de Mikhoels et de son ami l’acteur Zouskine, des écrivains Bergelson, Markish, Féfer, Kvitko, Noussinov, dont les exécutions devaient précéder le sinistre procès des médecins juifs avec en tête le professeur Vovsi. Ce qui se jouait, c’était le sort des Juifs, que l’Armée Rouge avait sauvés, et sur la tête desquels Saline s’apprêtait à abattre le glaive qu’il avait repris des mains de Hitler, commémorant ainsi le dixième anniversaire de la victoire du peuple à Stalingrad.
Ce qui se jouait, c’était le sort de la Pologne, de la Tchécoslovaquie et de la Roumanie.
Ce qui se jouait, c’était le sort des paysans et ouvriers russes, la liberté de la pensée russe, de la littérature et de la science russe. »

Ce roman, qui m’a rappelé « Guerre et paix » de Léon Tolstoï en cela, entremêle des destins individuels à l’Histoire ; là où Tolstoï décrit les guerres napoléoniennes, Vassili Grossman prend pour toile de fond la deuxième guerre mondiale, principalement, mais aussi l’entre deux guerres. Sa connaissance à titre personnel des principaux événements de l’époque lui permet de les faire revivre devant nous avec une grande vivacité (justesse ?). Les famines en Ukraine en 1932, les purges de 1937, la bataille de Stalingrad, bien sûr, les premières attaques antisémites du régime stalinien,… Nous assistons à tout cela. Et nous suivons l’auteur dans son cheminement critique, dans ses interrogations par rapport à ce qu’il voit. Il y a ainsi de très belles pages, presque ontologiques, sur la confrontation du Nazisme et du Stalinisme, notamment au travers d’une conversation entre le nazi Liss et un bolchévik détenu dans un camp.

C’est un roman existentiel sur la désespérance, dans un monde désenchanté qui a perdu la boussole, au sens littéral du terme. Les personnages sont ballottés de ci de là, sans prise sur leur avenir, jouets d’une logique qui les dépasse, un jour portés aux nues et le lendemain mis au ban de la société. Tel gradé vainqueur à Stalingrad, qui se retrouve interrogé et torturé dans le bureau d’un juge. Tel scientifique, qui, après avoir fait une découverte révolutionnaire, est fortement inquiété sans savoir pourquoi. Ces personnages, tellement humains, décrits par un auteur tellement humain, prennent chair et vie et nous nous attachons à eux, dans leurs élans et leurs petitesses (à noter qu’ils sont quand même le plus souvent nobles et droits).

Dans ces malheurs qui les accablent, ils se montrent d’une résistance qui force notre respect. Car ils s’accrochent littéralement les uns aux autres, survivent pour leur entourage au milieu des décombres de leurs idéaux. Le roman s’achève d’ailleurs sur la reconstitution d’un couple dans la débâcle, soudé par les épreuves externes. Et c’est magnifique.

Nous approchons de l’été (certains, dans le sud, plus vite que d’autres…), pensez à ce livre pour vos vacances, vous ne le regretterez pas.

FB